Pour quels motifs des Honduriens, des Salvadoriens et des Guatémaltèques se regroupent-ils pour marcher vers la frontière américaine dans l’espoir d’entrer aux États-Unis ? Et qui sont-ils ?

Notons d’abord que si des gens s’organisent collectivement pour fuir leur pays, c’est qu’il s’y passe des choses extrêmement désagréables pour eux. Pour se lancer dans une telle aventure, marcher des milliers de kilomètres, il faut ne voir aucune autre issue. On ne peut pas attribuer un motif spécifique à cette fuite organisée. Certes, il y a des motivations économiques – la sortie de la misère. Le réchauffement climatique joue de ce point de vue un rôle indéniable aux yeux des experts en développement économique : beaucoup de ces personnes ont quitté leurs terres pour gagner les villes que la misère les pousse aujourd’hui à quitter. Mais leur but n’est pas d’accéder au « rêve américain ». Non, ils fuient juste un mélange de pauvreté, de violences permanentes et de corruption des autorités. Et ces dernières sont incapables de les protéger contre les menaces des gangs, les violences policières, ou encore, pour de nombreuses femmes, celles de leurs maris.

En 2015, il y a déjà eu des arrivées massives aux États-Unis de Centraméricains fuyant principalement les violences criminelles. Le phénomène n’est pas nouveau…

C’est exact. Mais il y a trois ans, on avait surtout affaire à des jeunes isolés, souvent mineurs. Leurs motivations étaient similaires aux « marcheurs » d’aujourd’hui. Comme ils le disaient, ils fuyaient « pour ne pas être tués ». Mais ces jeunes arrivaient par petits groupes. Cette fois, cela semble plus organisé. Des familles entières partent ensemble, et plus souvent encore des mères seules avec plusieurs enfants. Il y a une autre nouveauté : on constate cette fois une sorte de stratégie chez les marcheurs de la « Caravane des migrants », liée à l’atmosphère que suscite Trump sur le continent. Ces gens ont beau être pauvres, ils sont informés. À l’évidence, ils entendent protester contre le rôle joué par les États-Unis dans leur malheur. Leur action est une manière de lancer aux Américains : « Par vos actes, passés et présents, vous portez une responsabilité historique en Amérique centrale. Nous dormons dans le lit que vous nous avez fabriqué. Mais on ne nous réduira pas au silence. »

Ces demandeurs d’asile ne se dirigent pas tous vers les États-Unis. Nombre de Nicaraguayens fuient au Costa-Rica. Beaucoup de Centraméricains restent au Mexique… 

C’est vrai. Certains tentent aussi de rejoindre le Canada. Et on observe une hausse du nombre de Centraméricains cherchant à aller en Europe, en Espagne surtout, même si cette destination attire plutôt les Péruviens, les Colombiens et maintenant les Vénézuéliens. Mais le gros d’entre eux veut entrer aux États-Unis pour une raison simple : à Los Angeles existe la plus importante concentration au monde de Salvadoriens et de Honduriens vivant hors de leur pays. Les immigrés de la Caravane sont comme tous les immigrés de l’histoire humaine : ils cherchent à s’installer là où vivent déjà d’autres immigrés de leur pays. 

En quoi la réponse de Trump face à ces immigrants diffère-t-elle de celle d’Obama en 2015 ?

Il y a une différence fondamentale : les critiques de la société civile avaient poussé Obama à adopter des mesures de régularisation des sans-papiers – surtout des plus jeunes. Trump, lui, instrumentalise le malheur de ceux qui frappent à nos portes pour favoriser la répression de ceux déjà installés aux États-Unis. Il a pris des mesures que la justice a finalement partiellement bloquées, comme la séparation des parents incarcérés de leurs enfants en bas âge ou le rejet systématique de toute demande d’asile formulée par une personne entrée clandestinement sur le territoire américain. Ces mesures étaient anticonstitutionnelles et contraires au droit humanitaire. Mais Trump n’en a cure : il n’agit que par des actes spectaculaires, sans aucune retenue. Il sait que ces mesures sont illégales. Mais, en les prônant, il poursuit deux ambitions : un, faire vivre les sans-papiers dans la peur et, deux, dire à sa base : « Voyez, je fais ce que vous attendez de moi. » Enfin, il y a une différence radicale entre Obama et Trump. Sous Obama, les autorités traquaient les sans-papiers ayant commis un délit. Sous Trump, elles pourchassent les sans-papiers sans autre motif que leur statut. 

La fameuse « grande muraille » que Trump a promis d’ériger face au Mexique n’a quasiment pas avancé. Ce slogan n’est-il qu’une posture ?

Je ne crois pas que Trump, avec la nature chaotique qui caractérise sa présidence, ait une stratégie, sinon attiser la xénophobie. En relançant périodiquement l’idée qu’il est urgent de bâtir une « barrière », il ne cherche qu’à remettre la question de l’immigration au centre du jeu politique. Mais Trump a autour de lui des gens comme Jeff Sessions [l’ex-ministre de la Justice, récemment limogé] ou Stephen Miller, qui ont en tête un programme de mesures radicales très précis contre les immigrés. Et ceux-là ont une stratégie. 

En 2017, on a pu penser que Trump avançait : les entrées de clandestins aux États-Unis étaient tombées au plus bas depuis quarante ans. Mais, en 2018, les chiffres ont retrouvé leur étiage habituel des dix dernières années. Peut-on parler d’un échec pour l’actuelle administration ? 

On est là dans l’aspect le plus cynique de la politique trumpienne. Même lorsqu’elle est mise en échec, cet échec lui est utile, car il lui permet d’entretenir la rage et la peur vindicative de sa propre base. 

L’état d’esprit des sans-papiers vivant aux États-Unis a-t-il évolué depuis deux ans ?

Oui, la peur des autorités fédérales s’est installée. Car, sous Trump, les agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement, agence de l’immigration et des douanes] se sentent encouragés à pratiquer des interpellations « au faciès ». Un agent de l’ICE peut entrer dans une maison et arrêter une personne devant son conjoint et ses enfants. Et l’ICE arrête beaucoup plus de gens qu’avant – presque 50 % de plus en 2017 que l’année précédente. Là est la principale différence avec Obama. Certes, beaucoup de villes américaines se sont déclarées « sanctuaires » pour les sans-papiers. Mais même en Californie, un État ou les pouvoirs publics ne coopèrent pas avec l’ICE, les sans-papiers vivent beaucoup plus dans la peur qu’avant. Quand un délit est commis, ils rechignent à témoigner de crainte de voir leur statut mis au jour et d’être poursuivis par l’ICE. On nomme cette politique de la peur « l’auto-expulsion » (self-deportation).

Comment la société civile américaine réagit-elle à la politique migratoire de Trump ? 

La « résistance » à Trump est de plus en plus vive. On constate ainsi que de plus en plus de Chinois ou de musulmans, bien qu’étant moins affectés que les Latinos, se mobilisent pour faire obstacle à la politique de Trump sur l’immigration. On voit aussi un nombre croissant de femmes s’emparer des enjeux migratoires – Trump a commis une grave erreur lorsqu’il a avalisé la séparation des parents sans-papiers de leurs enfants. Enfin, il a fait de l’immigration son cheval de bataille lors des récentes élections de mi-mandat mais il les a perdues. Et les jeunes ont beaucoup œuvré à mobiliser les électeurs. Les démocrates ne pourront pas remporter l’élection présidentielle de 2020 s’ils se privent encore de cette jeunesse. 

Comment voyez-vous l’avenir de l’immigration centraméricaine aux États-Unis ?

Il y a actuellement des négociations entre Américains et Mexicains. Mais je ne vois pas Trump accepter qu’un seul de ces réfugiés entre légalement aux États-Unis. Ce qui se passe actuellement avec la Caravane des migrants risque de n’être qu’un round de plus dans un long combat. Car si nous, Américains, continuons d’entretenir une relation aussi rétrograde avec les gouvernements centraméricains tout en repoussant leurs ressortissants, nous verrons de plus en plus de leurs habitants se précipiter vers nos frontières dans l’espoir d’y trouver un refuge. Je crains qu’aucune solution n’advienne tant que Trump restera aux manettes. Mais si les démocrates reprennent le pouvoir, ils doivent avoir l’ambition d’apporter des solutions viables à la tragédie que vivent ces populations. Et il faudra tout d’abord reformuler complètement notre relation avec leurs gouvernements. Et nous-mêmes devons, par rapport à ces pays, sortir de la position d’exploiteurs pour devenir des partenaires responsables. Ce n’est qu’ainsi que ces gens retrouveront un espoir et resteront vivre chez eux. 

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

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