Aurais-je lu Le Petit Prince si celui qui me racontait l’histoire n’avait pas eu les mains et les bras plongés dans un moteur d’avion en panne ? C’est ce pilote dans les sables qui me touche, c’est le noir de ses mains, c’est sa peur. Sans cet homme, cet aventurier qui a soif et se débat avec un boulon, je n’aurais eu de ce livre que le souvenir vague qu’on garde d’une insolation : la lumière violente, la fièvre, un bourdonnement sourd, des fleurs qui parlent. 

J’écris des romans d’aventures pour révéler mes personnages, pour que la vitesse, les éléments, les obstacles les mettent à vif. Je cherche l’intensité de la vie et des êtres. Je ne glorifie pas les péripéties pour elles-mêmes. Comme l’écrit Saint-Exupéry dans Terre des hommes, ce n’est pas « pour sa charrue que le paysan laboure ».

« L’aventure surgit du moteur cassé »

J’aime Saint-Exupéry parce qu’il dit : « On ne doit écrire que ce qu’on a risqué », ou, à une journaliste américaine en 1939 : « L’on doit écrire mais avec son corps. » Je peux le suivre à dix mille mètres d’altitude, ce héros regardant la terre « concave et noire ». Mais je l’aime encore plus quand il est impuissant, ensablé. Je l’aime cloué à terre par la volonté de l’état-major ou par ses pannes innombrables. En traversant ses lettres et ses livres, on voit que l’aventure surgit toujours du moteur cassé ou du camion jaillissant là où on pensait se poser. Cette fécondité de l’empêchement, de l’obstacle, c’est un secret que se transmettent tous ceux qui aiment raconter des histoires. 

Saint-Exupéry, dans une lettre de décembre 1939, avouait qu’il avait aimé sa panne en Libye, trois ans plus tôt, « et la nécessité qui me faisait marcher, et le désert qui me dévorait peu à peu ». Je pense souvent à cette petite tache couleur d’ivoire au milieu du Sahara : le parachute qu’il étendait pendant la nuit pour recueillir la rosée et la boire. Je me rappelle aussi ce camion apparu devant son avion pendant un exercice de l’hiver 1940. Plutôt que de remettre désespérément les gaz alors qu’il était trop tard, l’instinct le fait au contraire plonger, rebondir sur le sol juste avant l’obstacle pour remonter plus vite et l’éviter. Et l’homme qui a raconté cela, Jean Israël, était dans l’avion cette même nuit avec lui. 

« L’aviation postale est une utopie poétique »

Il y a aussi, plus tard, comme un avertissement, la panne d’un de ses moteurs le jour exact de ses quarante-quatre ans, au-dessus d’Annecy, à quelques jours de sa disparition. Et son retour sur cinq cents kilomètres à basse altitude, à la merci des chasseurs allemands. Ou cette autre panne qui donne des pages miraculeuses dans Terre des hommes. L’avion de Saint-Exupéry est tombé dans un champ en Argentine. Un couple vient recueillir le pilote et, depuis la Ford qui les emmène, on voit apparaître derrière les arbres une maison de conte de fées. Deux jeunes sœurs surgissent pour lui serrer la main. Elles disparaissent. En un chapitre qu’il appelle « L’Oasis », Saint-Exupéry raconte un repas et une nuit entre ces murs délabrés. Il raconte son duel de regards et de silences avec les deux petites filles. Je ne crois pas connaître de texte qui, par la providence d’une panne, parle mieux de la sauvagerie et de l’autorité de l’enfance.

Dans Vol de nuit, le personnage de Rivière défend le « caractère sacré de l’aventure ». L’âge d’or de l’Aéropostale n’est qu’une petite fabrique itinérante d’aventures et d’histoires. L’aviation postale est une utopie poétique. Est-ce un hasard si les sacs transportés au-dessus de la Cordillère des Andes ou du Sahara sont justement remplis de papier et de mots ? 

« Le Saint-Exupéry qui me bouleverse le plus : celui des quatre dernières années »

Au contraire, plus tard, au-dessus de l’Europe qui brûle, Saint-Exupéry refusera de parler d’aventure de guerre. « L’aventure de guerre ? Où y a-t-il aventure de guerre ? » Et il ajoute, toujours dans Pilote de guerre : « Il ne suffit pas pour transformer en aventure le simple jeu de pile ou face, d’engager sur lui la vie et la mort. La guerre n’est pas une aventure. La guerre est une maladie. Comme le typhus. »

Pourtant, à ce moment précis, alors que l’aventure n’est plus possible, apparaît le Saint-Exupéry qui me bouleverse le plus. C’est celui des quatre dernières années, celui que je piste par ses derniers écrits, par les mots de ses amis et de ses ennemis. Un Saint-Exupéry qui crève de ne pas voler, qui décrit dans le détail, comme un enfant, la plus grande aventure qui lui reste : sortir de son lit glacé le matin, allumer le feu dans la cheminée et replonger entre les draps. Cet homme à l’énergie folle, cet homme épuisant, drôle et neurasthénique, doué pour tout, qui étouffe à New York ou Alger en traînant derrière lui ses ailes de géant, qui hait le cynisme mais ne déteste personne, qui invente sans cesse, qui dit : « Rien n’a de sens si je n’y ai mêlé mon corps et mon esprit. » 

Et, les derniers mois, le pilote tout cassé et cabossé qui reprend du service. Ce pilote à la distraction légendaire, incapable de sortir seul de la carlingue, mais qui fera pendant les trois derniers mois de sa vie deux ou trois fois plus de missions que tous ses camarades. Celui qui, quelques années plus tôt, au-dessus d’Arras, au milieu du combat, hurlait dans son avion le nom de la nourrice de son enfance : « Paula, on me tire dessus ! » Cet homme-là, le plus fragile, c’est celui que j’admire le plus et qui me manque souvent sans que je l’aie jamais connu. 

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