Je sais pourquoi j’ai tant de mal à me mettre en train pour mes articles. Le cinéma et le journalisme sont des vampires qui m’empêchent d’écrire ce que j’aimerais. Voilà des années que je n’ai pas le droit de penser dans le sens qui peut seul me convenir. Je me sens prisonnier et occupé à tresser des paniers d’osier quand je serais plus utile et riche ailleurs. Mon dégoût est une résistance au suicide moral et pas autre chose, car si je me lance avec enthousiasme dans la fabrication des stériles petits pâtés du cinéma, je posséderai vite une belle technique et je gagnerai beaucoup d’argent, mais je n’ai point à espérer de joie de ces succès-là. C’est cet enthousiasme même à quoi je résiste. Je ne veux pas abâtardir ma ferveur. Il va falloir, pour payer mes dettes et pour vivre, écrire un autre scénario et brûler dans ce maquignonnage six mois irremplaçables. Je veux au moins accepter à fond mon amertume. Si je la refuse, je suis mort. Six mois d’une vie qui eût pu être chaude et utile, je l’échangerai encore en sable : je ne peux tout de même pas m’en réjouir.

Et puis je vous dirai un jour quel sophisme il y a à distinguer le but des moyens. Ces distinctions chronologiques ne peuvent s’inventer qu’après coup. En fait, on ne fonde pas la liberté quand, tels les anarchistes d’Espagne, on fusille ceux qui pensent autrement. Je ne crois plus que j’écris des scénarios pour gagner le loisir d’écrire des livres.

Le dynamisme obscur mais puissant des actes fait que chaque scénario que j’écris, chaque article est une chance de moins d’écrire un livre. Une chance de plus d’écrire d’autres scénarios. Je ne puis pas même ennoblir mon commerce par cette fausse consolation.

Ce que vous me dites de Vol de nuit, cela me fait un mal infini et non du bien. C’est le rappel du chant de l’orgue, j’avais bien d’autres choses à dire. 

Extrait. Cité dans Pierre Chevrier et Michel Quesnel, Saint-Exupéry, Gallimard, 1959

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