Le cabinet médical est une passoire : il ne retient que ce qui va mal. J’en sors parfois le soir avec l’impression que tout le monde souffre. Évidemment, rien n’est plus faux : seuls ceux que la vie éprouve viennent consulter. Ceux qui vont bien existent, mais je ne les vois pas. Alors on a parfois tendance au pessimisme (une pente naturelle, mais dangereuse). Là, par exemple, il est 21 heures et je me retrouve bien malgré moi en train de repenser aux visages de la journée. Les patients. Mon ventre se serre. C’est horrible, la douleur que certains d’entre eux endurent. C’est horrible, ça, la « condition humaine ». Même ce mot… la condition… On croirait une maladie. « Être humain », c’est être malade : on a attrapé cette vieille grippe qui s’appelle l’existence. Car être c’est, fatalement, un jour ou l’autre, avoir mal.

On vient au monde, on rit aux éclats deux mille ou trois mille fois, un certain nombre de fois en tout cas (tenez peut-être que vous, ce sera 3 258 fois), en tout cas je suis sûr qu’il existe, hein, ce nombre exact de rires personnels avant la fin. Chaque destinée a une quantité de bonheur limitée, et cette vérité terrible, tragique, tous les soignants et toutes les soignantes la connaissent. Soigner l’autre, c’est avant tout lutter : on voudrait arriver à ne pas se laisser contaminer par les plaintes. Alors on dresse des barrières mentales.

J’ai commencé à construire les miennes le jour où, pour la première fois, à l’hôpital, j’ai vu un enfant mourir (et entendu sa mère crier). Depuis, je ne cesse de chercher en moi la jolie maison aux jolies barrières blanches, où le soleil se lève. Mon soleil. Mon matin.

Et oublier le cri de la mère (oublier surtout ça, d’ailleurs). 

Je me souviens de cet enfant et voilà que, soudain, je voudrais me réfugier dans un bonheur que je porterais toujours sur moi comme une coquille (comme il doit être commode d’être un escargot face au malheur qui nous pleut sur la carapace).

Une consœur me confiait un jour, en riant : « Moi je veux être un canard sur lequel glisse la peine des autres. Je veux être le canard qui vogue sur le flot de douleur de ses patients. »

Je me souviens de cet enfant, à l’hôpital (j’avais 24 ans) et je me dis à chaque fois : je veux être imperméable. Ne pas me sentir concerné.

D’ailleurs, en quoi suis-je donc concerné ? Pourquoi ai-je mal pour les autres ? Ce sont leurs cancers, leurs deuils, leurs rhumatismes, leurs dépressions, leurs souffrances, leurs ruptures… « Chacun sa merde », disait un professeur de médecine (que j’ai pourtant surpris une fois en train de pleurer…).

Je me souviens de cet enfant, et voilà que je veux être un canard avec une coquille de limaçon sur le dos, une grosse et belle coquille qui va de la nuque au croupion, aussi dure qu’une conque, et je veux voguer sur la merde des autres sans jamais me tacher.

Glisser sur les tribulations.

Être un printemps à moi tout seul. Ne pas connaître d’hiver à tête d’enfant, d’hiver à cri de mère. Jamais, jamais. 

Et, toujours lorsque nous parlons entre soignants, revient cette phrase : mais en quoi sommes-nous donc concernés ?

Alors parce que nous sommes humains, rien de ce qui serait humain ne nous serait étranger ?

Quand est-ce qu’on ferme la porte aux autres ? Comment la ferme-t-on, cette porte ?

Et surtout : le doit-on ?

Je ne sais pas. Personne ne sait.

(Je crois qu’elle est dans cette question, l’humanité.)

Nous, soignants, frayons avec la peur, la douleur, la mort. Nous traitons avec les actions et les sentiments primaires.

Pensons un instant aux familles de nos malades. Même l’être humain avec les meilleures manières du monde se transforme en bête quand la personne qu’il aime a mal. La blouse et le jargon médical font partie du rituel de mise à distance. Alors que l’équipe soignante revêt tous les matins son armure, celle avec les coudières blanches, celle qui use et abuse de mots compliqués souvent inintelligibles, parce qu’on croit qu’elle nous aidera à atténuer la douleur, à nous faire revenir au boulot le lendemain car il y aura d’autres personnes à aider, à sauver, l’être humain s’enfonce. Et du fond de son trou, il voit les guerriers en cuirasse aller et venir sans se douter un instant : la blouse est un costume de théâtre. Un nuage.

Beaucoup d’entre nous ne sont pas indifférents à votre père, votre sœur, votre amie. Votre enfant.

Beaucoup ont besoin de ce rituel : la blouse lestée du vocabulaire compliqué. Cette routine, déguiser nos corps et nos mots, prendre notre shoot de « bonnes vieilles habitudes », sert un but : mieux affronter ce qui, dans nos journées, ne cesse de vouloir s’imposer à nous comme quelque chose d’ordinaire, horriblement banal.

Telle la mort d’un enfant.

Tel le cri d’une mère.

Le soignant n’est pas un canard avec une coquille d’escargot sur le dos, pas plus que le patient d’ailleurs (et s’il faut poser la question du fossé entre soignant et soigné, la réponse est peut-être là : ce sont tous deux des humains qui essaient de chercher un chat noir dans une pièce sans lumière en parlant deux langues différentes. Et vous savez quoi ? Ils ont tous les deux peur de la mort).

Vous allez me dire : ah voilà, on y arrive, il n’a pas parlé beaucoup du patient jusqu’à présent. 

C’est faux. Je n’ai parlé que de lui.

Il s’appelait Augustin.

Il avait six ans et je n’ai pas oublié. 

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