C’est l’histoire d’un regard qui bascule. Une manière de voir le monde qui devient plus riche et plus fine.

Je pourrais dire : c’est cette corrida en Camargue, lorsque vient un taureau jugé trop faible pour combattre, que les picadors essaient de faire rentrer dans le toril, et comme il ne veut pas, comme le stress l’empêche de comprendre ce qu’on attend de lui, au bout de cinq minutes on lui porte l’estocade, le sang jaillit très rouge, on tire vers la sortie son corps agonisant, il n’avait qu’à être moins faible ou comprendre plus vite.

Je pourrais dire : c’est en Indonésie, lors de cet enterrement au pays toraja. Là-bas, on sacrifie quand quelqu’un meurt une vingtaine de cochons, cinq ou six buffles, parce que ces animaux aideront l’âme du défunt à gagner l’au-delà, et plus prosaïquement pour nourrir l’assistance. Je vois égorgé puis dépecé le buffle dont la viande m’est proposée deux heures plus tard, et je me rends compte que je n’en ai pas envie, que j’aurais de loin préféré le voir rester vivant. C’est se dire : mes grands-parents vivaient cela à la campagne, mais moi je ne le vois plus, parce que cela nous est caché, et je n’y pense presque jamais – et pourtant cela a lieu, partout dans le monde, à une échelle industrielle.

Je pourrais parler des grandes conversations avec certains amis devenus végétariens, et qui m’expliquent pourquoi, et à leurs arguments tranquilles et factuels je n’ai rien à objecter, ils soulèvent des questions que je ne me suis jamais posées, et qui soudain me paraissent vitales.

En fait, il est devenu très difficile de défendre sans mauvaise foi le système actuel. On sait que les conditions de vie des animaux dans la grande majorité des élevages sont indignes. On sait que les techniques de pêche contemporaines ravagent les fonds marins, que le plastique des filets pollue les océans et se retrouve dans toute la chaîne alimentaire. On sait que les éleveurs et les pêcheurs parviennent à peine à vivre de leur métier, et ne tiennent que grâce aux subventions, à un argent public qui pourrait être mieux employé. On sait que les salariés des abattoirs éprouvent de la souffrance, que le turn-over est colossal, qu’on n’accepte de faire ça que si on n’a pas d’autre choix. Et pourtant la viande et le poisson continuent de remplir les rayons des supermarchés, puis nos caddies, puis nos assiettes.

Il est tentant de se dire que la solution serait de revenir à l’élevage et à la pêche traditionnels. Mais nous n’en prenons pas le chemin : on continue de construire des chalutiers géants et d’ouvrir de nouvelles fermes-usines. Et croire que la dérive date de l’industrialisation reste de l’ordre de l’illusion confortable. Comme l’a montré Charles Patterson, l’élevage repose depuis son invention, concomitante de celle de l’esclavage, sur la violence et la coercition : on entrave les mouvements des animaux pour qu’ils ne s’échappent pas ; on sépare les mères des enfants ; on les mutile pour qu’ils soient plus dociles ou plus gras. Et la destruction de l’environnement ne date pas non plus de l’ère moderne : les historiens montrent que le surpâturage en Méditerranée et au Moyen-Orient a contribué de manière décisive à l’appauvrissement des sols, à la désertification et au réchauffement de la planète.

Car il est là, le gouffre qui s’ouvre : la violence faite aux animaux de chair se retourne contre nous. Il n’y a pas qu’eux qui meurent : il y a les animaux sauvages, qui ne savent pas s’adapter au changement climatique que nous avons provoqué, ou qui perdent leur habitat parce qu’il nous faut des pâturages pour les cheptels géants. Et il y aura bientôt les hommes, qui mourront de chaleur ou lors de migrations forcées, par centaines de millions, si nous laissons le climat se réchauffer de plus de deux degrés. Une étude parue récemment dans Nature l’affirme sans ambiguïté : pour tenir l’objectif de l’accord de Paris, les pays développés doivent diminuer leur consommation de viande et de poisson de 90 %. Cette Terre est depuis longtemps un enfer pour les animaux. Mais si nous persistons à faire tourner à plein régime cette machine de mort, alors que nous affirmons haut et fort que nous n’aimons pas la violence, ce sont les hommes d’aujourd’hui aussi, et plus encore les hommes de demain, que nous ferons vivre en enfer.

La question n’est donc pas : par quel caprice bizarre, par quelle sensiblerie, par quel snobisme as-tu cessé de manger de la viande ? La question est : pourquoi ne le faisons-nous pas tous ? combien de temps allons-nous encore nous mentir, et nous dire qu’il faut bien se nourrir, et que nous avons toujours fait ça ? Ce n’est pas une question de morale individuelle. On ne peut pas se dédouaner en affirmant qu’il faut laisser chacun faire ce qu’il veut, car on sait bien que notre liberté s’arrête là où commence celle des autres, et que les animaux dans nos assiettes n’ont pas choisi d’être là, et que les migrants qui meurent à nos frontières n’ont pas choisi de quitter leur pays que la chaleur rend invivable. C’est donc une question politique, et qui nous engage tous : combien de temps encore allons-nous tenir les autres vivants pour quantité négligeable, et valider par notre consommation quotidienne cette industrie de la mort, alors que nous savons maintenant très bien que la maintenir en l’état, c’est creuser notre propre tombe ? 

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