« Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. » L’article 4 de la Déclaration universelle des droits de l’homme pose de façon générale et absolue l’interdiction de la traite et de l’exploitation des êtres humains. La violation de cette interdiction est considérée comme l’une des plus graves des droits fondamentaux : lorsqu’une personne est victime de traite, presque tous ses droits sont simultanément atteints – sa dignité, sa liberté d’aller et venir, son intégrité physique, le droit à des conditions de travail justes et favorables, le droit à un niveau de vie suffisant, le droit à l’accès aux soins… La traite et l’exploitation des êtres humains constituent ainsi une violation plurielle, majeure, écrasante des droits humains ; l’une comme l’autre conduisent à une négation de la dignité de la personne. Pour les gouvernements, les institutions et les associations qui aident les victimes, il est néanmoins ardu de combattre ces phénomènes, car leur complexité exige une réponse globale, qui doit reposer sur trois grands objectifs : prévenir, protéger et punir.

En matière de répression, les instances internationales (Nations unies, Conseil de l’Europe, Union européenne) demandent aux États d’adopter les mesures nécessaires pour conférer le caractère d’infraction pénale à la traite, aux faits qui la caractérisent ou aux conduites qui lui sont liées. Et c’est bien sous l’impulsion des textes internationaux que la France s’est peu à peu dotée d’un cadre juridique définissant et incriminant la traite des êtres humains. Celui-ci permet d’une part la condamnation des auteurs, mais également une meilleure protection des victimes. Jusqu’en 2003, l’incrimination de traite des êtres humains était en effet cruellement absente du droit français. Elle n’était réprimée que de façon indirecte par le biais d’infractions qui n’avaient pas été conçues à cette fin, des infractions relais ou connexes comme le proxénétisme, les conditions de travail et d’hébergement contraires à la dignité humaine, ou l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers d’un étranger sur le territoire. La création d’une nouvelle infraction était devenue nécessaire pour que la France puisse honorer ses engagements internationaux. La loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure a donc introduit dans le Code pénal l’article 225-4-1, qui définit et sanctionne l’infraction de traite des êtres humains en tant que telle. Ce texte a ensuite fait l’objet d’une modification en 2007 afin de tenir compte des exigences de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans l’arrêt Siliadin contre France du 26 juillet 2005, l’État avait en effet été condamné par la Cour européenne des droits de l’homme pour défaut de disposition pénale permettant d’assurer aux victimes de la traite une protection effective et concrète. La loi du 5 août 2013, qui, entre autres, définit et sanctionne les infractions de réduction en esclavage, de soumission à du travail ou à des services forcés et de réduction en servitude, visait quant à elle à conformer notre législation aux évolutions du droit dérivé de l’Union européenne. 

En mai 2014, le gouvernement a adopté un plan d’action national contre la traite des êtres humains, qui pose les fondations d’une politique publique cohérente impliquant une action interministérielle. Les objectifs sont ambitieux : protéger les victimes et poursuivre les auteurs. Plusieurs dispositions ont été mises en œuvre depuis. Sans entrer dans l’énumération de ces mesures, on peut notamment mentionner la loi du 13 avril 2016 dont l’objectif est de renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et de mieux accompagner les personnes prostituées. Si cette loi marque une avancée dans le combat contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle, certaines de ses dispositions concernent plus généralement toutes les victimes de traite. Le texte s’attaque ainsi aux réseaux qui utilisent Internet pour organiser leur activité et permet, par ailleurs, à toutes les victimes qui ont déposé plainte ou qui témoignent dans le cadre d’une procédure relative à une infraction de traite de bénéficier de plein droit d’un titre de séjour « vie privée et familiale ». Il met également en place un parcours de sortie pour les victimes de traite à des fins d’exploitation sexuelle – plus généralement d’ailleurs pour toutes les « victimes » de prostitution – qui ne se contente pas de les mettre à l’abri, mais cherche aussi et surtout à favoriser leur réinsertion sociale et professionnelle. 

Ce bref rappel des progrès accomplis en matière de lutte contre la traite appelle toutefois quelques nuances, voire quelques réserves : d’abord, la lutte contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle est plus développée que celle contre les autres formes de traite, ce qui n’est pas sans poser un problème de hiérarchisation entre victimes ; ensuite, les modalités du traitement judiciaire de la traite ne sont pas encore à même de garantir l’effectivité des droits des victimes, quelle que soit la forme d’exploitation subie.

La traite des êtres humains s’avère une infraction particulièrement délicate à caractériser. Non seulement sa définition juridique manque de clarté, mais elle est également susceptible de coïncider avec celle d’autres infractions – ce qui peut ajouter à la confusion d’un professionnel du droit. Les magistrats ont donc tendance à privilégier les poursuites sur le fondement des infractions correspondant aux formes d’exploitation visées par l’article 225-4-1, à l’exclusion de la traite, ce qui n’est pas satisfaisant pour deux raisons. 

Premièrement, la traite des êtres humains et les incriminations visées à l’article 225-4-1 du Code pénal relèvent certes toutes d’une atteinte à la dignité des victimes, mais elles présentent aussi la particularité de lutter contre l’action de ceux qui agissent en amont. Autrement dit, la traite est la première étape d’un processus qui trouve son aboutissement dans l’infraction subie par la victime. Sanctionner cumulativement la traite et l’infraction commise au titre de l’exploitation permet de réprimer l’intégralité d’un processus criminel réduisant la personne à une chose exploitable. Deuxièmement, la rareté des poursuites engagées sur le fondement de la traite, puis les sanctions prononcées à ce titre, sont insatisfaisantes du point de vue de l’effectivité des droits des victimes ; un certain nombre de droits sont en effet conditionnés par l’existence de la situation de traite. Ne pas poursuivre sous l’infraction de traite des êtres humains, c’est refuser aux victimes l’accès à leurs droits.

On a pu observer, selon les parquets et, en leur sein, selon les sections d’activité considérées, des divergences dans l’appréciation des poursuites à mener en raison d’une infraction de traite. C’est particulièrement remarquable au parquet de Paris entre la section consacrée à la lutte contre la criminalité organisée (en charge de la traite à des fins d’exploitation sexuelle), relativement déterminée en la matière, et la section financière (en charge de la traite à des fins d’exploitation par le travail), qui n’engage que très rarement des poursuites pour ce chef d’accusation, privilégiant des infractions moins graves, donc moins sévèrement punies. On peut s’interroger sur la pertinence de la répartition des affaires entre les différentes sections du parquet, alors que la traite à des fins d’exploitation par le travail relève bien souvent de la criminalité organisée. 

Dans les recommandations qu’elle formule, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) invite le ministère de la Justice à publier une nouvelle circulaire, destinée à mieux faire comprendre cette infraction et ses éléments constitutifs, tout en insistant sur la nécessité pour les parquets de nouer davantage de relations avec les associations et les syndicats susceptibles de leur fournir des éléments permettant d’engager des poursuites. Dans le même sens, la CNCDH recommande d’accroître la formation des magistrats à cette problématique, tant au niveau de la formation initiale – rien n’existe à ce jour – que de la formation continue, et en veillant à y associer les associations et les syndicats, lesquels ne manqueront pas d’aborder la question de la traite des êtres humains sous toutes ses formes, et notamment la traite à des fins d’exploitation par le travail. 

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