Lorsque, en 1856, Léon Tolstoï voulut affranchir ses serfs et leur donner ses terres, ceux-ci refusèrent. Se demandant : « Pourquoi, mais pourquoi donc ne veulent-ils pas la liberté ? », il découvrit que, dans ce bouleversement de l’ordre habituel des choses et des gens, les serfs soupçonnaient une farce dont ils seraient les dindons. Cinq ans plus tard, lorsque le tsar Alexandre II proclama l’abolition du servage dans toute la Russie, l’aristocrate philanthrope put constater à quel point cette méfiance était fondée, sinon à son égard, du moins à celui du nouveau système social inauguré par cette mesure. L’abolition ne s’accompagnait nullement d’un transfert de propriété de la terre à ceux qui l’exploitaient, mais d’une vente pour laquelle les paysans s’endettèrent, durent payer un impôt et, finalement, pour beaucoup d’entre eux, émigrer vers les villes pour y devenir ouvriers ou manœuvres, précaires parmi les précaires.

L’enquête à laquelle se livra plus tard Tolstoï lui fit observer des conditions de travail offrant une vie « plus dure que celle des bêtes de somme ». Salaires de famine pour des travaux éreintants, familles abîmées ou éclatées, logements indignes, protection inexistante, abandon à leur sort des victimes d’accidents du travail, abus quotidiens et impunis, arbitraire et brutalité dans l’exercice de l’autorité… Qu’il observe les porteurs, les tisserandes, les ouvriers de fonderie travaillant par des chaleurs épouvantables, les mineurs ravagés par la silicose ou les typographes empoisonnés par le plomb, l’écrivain ne voit que des hommes qui, « pour une petite somme d’argent qui leur donne à peine les moyens de se nourrir, se croient des êtres libres, (et) se condamnent à un labeur que le maître le plus cruel, au temps du servage, n’aurait pas imposé à ses esclaves ».

À la question que lui avait posée le refus de leur liberté par les serfs de ses domaines, Tolstoï substitue une nouvelle énigme, celle de l’indifférence de la société – et même de ses classes les plus éclairées – aux situations qu’il a observées et plus encore à leurs causes. Il fulmine en constatant que, si certains esprits conviennent qu’il est nécessaire d’améliorer les conditions du labeur ouvrier, ils ne remettent pas en cause la finalité de ce travail : la production croissante de richesses, et la division des tâches qui l’accompagne, toutes deux aux sources de l’« esclavage moderne » auquel il consacrera un livre publié en 1900 : « Même les économistes les plus avancés – les socialistes, qui demandent le contrôle complet des moyens de production par les travailleurs – s’attendent à la production des mêmes, ou presque des mêmes articles que ceux qui sont produits maintenant pour continuer dans les usines. »

Comme il s’en était pris à la justification ancienne de l’ordre social par l’Église, c’est à la religion du progrès et du « toujours plus » que Tolstoï s’attaque, dans une démarche dont on ne peut que percevoir l’opportunité, pour peu que nous ne nous aveuglions pas sur la division internationale du travail et sur les conditions faites à ceux qui fabriquent la plupart des biens sans lesquels nous ne saurions plus vivre, du smartphone aux vêtements et chaussures de marque. La révolution ne pourra advenir que si nous adoptons pour règle ce mot d’Henri Jeanson : « Tout métier qui ne fait pas oublier le travail est un esclavage. » 

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