Mains tendues face à elle, paumes vers le ciel, Rose* répète les mots du sorcier, une pointe de nervosité dans la voix : « Je jure d’obéir et de ne jamais contacter la police, quoi qu’il arrive. » Nous sommes en 2016, dans l’État d’Edo, au sud-ouest du Nigeria. À l’intérieur d’un temple de l’époque précoloniale, une adolescente se soumet, comme des milliers d’autres femmes avant elle, à la cérémonie du « juju », un rituel de magie noire. 

Intimidée, Rose se plie aux ordres de l’homme au visage maquillé et vêtu d’une étoffe rouge et blanche. Elle ingère un foie de volaille cru, une poignée de noix de kola et une fiole d’alcool, avant de se laisser couper les ongles. Voués à être conservés par le sorcier, ces derniers ont tout d’une relique de mauvais augure. Si la jeune femme rompt sa promesse, le mauvais sort s’abattra. 

À 16 ans, Rose est candidate pour l’Europe. Sa vie vient de basculer, quelques heures avant la cérémonie, lorsqu’« une amie de la famille » qu’elle « considère comme sa mère » l’a abordée alors qu’elle se promenait seule aux abords du village : « Rose, que dirais-tu d’aller étudier en France ? » 

Avant-dernière d’une fratrie de sept enfants, l’adolescente a vu sa sœur aînée partir en Europe quelques années plus tôt pour rejoindre les bancs de l’école. Rêvant de marcher dans ses pas, elle accepte sur-le-champ. 

« Tu quittes le Nigeria aujourd’hui, lui précise la femme. Ma sœur sera là pour t’accueillir à Paris. 

– Mais, un visa, c’est pas long à obtenir ?

– Tout est prêt, ne te préoccupe pas de ça. »

Lorsqu’elle demande à appeler ses parents, la femme refuse. Celle-ci préfère garder son téléphone, expliquant à Rose qu’elle n’en aura pas besoin. « Je préviendrai ton père quand tu seras en route. » Le temps est compté : le départ doit avoir lieu le soir même et il faut encore acheter une tenue et récupérer l’argent du voyage. Rose ne se doute de rien. Elle rêve déjà de sa rentrée d’école. Mais cette jeune femme, à qui l’on vient de promettre un avenir radieux, s’apprête à rejoindre l’enfer. De son village à Paris, en passant par le Niger, la Libye, la Méditerranée, l’Italie et les trottoirs de Poitiers, Rose va tomber entre les mains des passeurs, avant d’être victime de traite des êtres humains à des milliers de kilomètres de chez elle, au pays des droits de l’homme. 

Du Nigeria à l’Italie

C’est une troisième sœur, Queen, qui fera le voyage avec Rose. Première étape : Kano, une ville de plusieurs millions d’habitants au nord du pays. « Là-bas, on devait appeler un homme. Il est venu nous chercher et nous a déposées à la frontière avec le Niger. » Avant de disparaître, ce dernier leur donne le numéro d’un second passeur, censé les conduire au nord, jusqu’à la ville d’Agadez, centre névralgique du trafic de migrants. Le voyage dure trois jours, le séjour une semaine. « On vivait dans un ghetto, un endroit dangereux où les Arabes violent les filles et tuent les garçons nigérians. » Rose est terrifiée, mais elle s’accroche à la promesse qu’on lui a faite et à Queen, qui ne montre aucun signe de malveillance : « Elle était gentille avec moi, elle disait que tout se passerait bien. » 

La semaine suivante, elles traversent le désert libyen en voiture, toujours accompagnées d’un passeur. À Sebha, une oasis devenue plaque tournante de la migration, la tension monte d’un cran : « On nous a enfermées dans une pièce avec d’autres femmes nigérianes. Il fallait payer une rançon de 300 000 nairas (710 euros) pour être libérées. Celles qui ne payaient pas étaient vendues pour du sexe. » Rose n’ose pas s’enfuir, elle a vu les prisonniers les plus téméraires mourir sous les balles des geôliers libyens. Elle reste « parquée comme un animal » en attendant sa libération. À Paris, la sœur de Queen est prévenue. L’argent arrive trois jours plus tard et les deux femmes peuvent reprendre leur route. S’ensuit la ville de Birak, une soixantaine de kilomètres au nord, où elles passeront près d’un mois, puis la ville côtière de Sabratha, à l’ouest de Tripoli, goulet d’étranglement migratoire avant le passage de la Méditerranée. 

Enfermées dans une chambre, elles passent « six mois sans voir le soleil, sans même sentir l’air sur notre peau. On mangeait une fois par jour, parfois une fois tous les trois jours, et il fallait supplier pour avoir de l’eau ». Queen choisit ce moment pour lui annoncer que si elles parviennent à rejoindre la France, elle devra rembourser son voyage. Elle lui fait croire qu’elle a déboursé 30 000 euros pour la conduire jusqu’en Europe : « Tu verras, elle me disait, en une semaine de travail, tu auras fini de rembourser. » Rose connaît seulement la valeur du naira, la monnaie nigériane. Si l’euro est équivalent, se dit-elle, elle devrait pouvoir payer rapidement. « Quel genre de travail ? » lui demande-t-elle. « Tu devras faire l’amour avec des hommes », lui répond Queen. Rose se déride : « J’ai pensé qu’elle plaisantait. » Mais un soir, elle converse avec une autre prisonnière nigériane : « J’ai calculé, lui confie cette dernière. Ta dette correspond à 12 millions de nairas. » L’adolescente commence à comprendre que l’école n’existe pas. Elle ne peut plus faire marche arrière, elle a vu « trop de gens mourir sur la route ». Il faut donc continuer, elle n’a pas le choix. 

Nous sommes le 19 octobre 2016. Environ huit mois se sont écoulés depuis son départ du Nigeria. Rose embarque à bord d’un bateau pneumatique avec plus de cent vingt passagers. Elle se souvient de la longue traversée – trois jours, estime-t-elle – avant que l’embarcation ne soit repérée par les autorités italiennes. Au moment de la distribution des gilets de sauvetage, une bagarre éclate. Le bateau se renverse, des corps disparaissent dans les profondeurs de la mer. Cette semaine d’automne, plus de trois cents personnes sont mortes en Méditerranée centrale. « Je suis tombée à l’eau, se souvient Rose. J’ignore comment j’ai survécu. » Queen fait elle aussi partie des survivants. Un hasard, ou peut-être le signe de la malédiction, scellée en début d’année dans le temple Ayelala.  

Après un bref passage à l’hôpital, Rose est séparée de Queen et emmenée au camp d’adultes de Savone. Avec les 75 euros qu’elle a reçus de la part des bénévoles, elle se procure une carte téléphonique et tente de joindre ses parents, en vain. Le réseau ne fonctionne pas. Pensant qu’elle pourrait l’aider, elle contacte alors « la sœur de Paris », qu’elle devra bientôt appeler « Madam ». À l’occasion d’une énième fausse promesse, cette dernière s’engage à les appeler et l’informe qu’elle sera bientôt à Bologne pour venir la récupérer. 

« On a dormi cinq nuits dans la maison de son amant » avant de prendre le train pour Poitiers. « J’utilisais le récépissé d’une migrante qui me ressemblait. » Rose a pour consigne de prétendre voyager seule. Quand les contrôleurs l’interrogent, elle s’exécute. Celle qui deviendra bientôt son bourreau est assise à côté d’elle, mais les contrôleurs n’y voient que du feu. Il est près de 16 heures lorsque les deux femmes débarquent à Poitiers. Le soir même, sans transition, Rose doit « commencer à travailler ».

Le cauchemar français

Dans sa chambre, Madam contraint l’adolescente à se déshabiller avant d’ôter, elle aussi, ses propres vêtements. Elle veut l’accompagner pour sa première fois, lui apprendre « comment une femme doit faire l’amour avec un homme ». Un homme « blanc, en jeans et polo » qui, dit-elle, avait l’air plus vieux que son père, les rejoint. « Madam disait que c’était un client. » Rose raconte l’épisode avec froideur, sans peur des détails : « J’ai saigné, elle m’a envoyée me nettoyer dans la salle de bains. » Cette nuit-là, l’adolescente a pu rembourser 70 euros. Les nuits suivantes, le montant varie en fonction des désirs du client : « 30 à 40 euros pour le parking, 120 euros à la maison et 200 euros si le monsieur veut passer la nuit avec moi. » Des semaines durant, Rose arpente les rues de Poitiers et répond aux demandes de quatre à cinq hommes par jour. Elle pense à ses parents, qui ignorent toujours où elle se trouve. 

Un jour, Madam l’autorise à appeler son père. L’homme peine à reconnaître la voix de sa fille : « Je te croyais morte », souffle-t-il dans un sanglot. Rose le rassure, lui dit que tout va bien. Elle est en France, avec Madam. « De quelle famille est-elle ? La connaît-on ? » demande le père. Postée derrière elle, celle-ci guette le premier mot de travers. Rose est contrainte de mentir : « Au moindre écart, elle m’aurait tuée. » Quand vient le tour de sa mère, des hurlements de colère s’échappent du combiné. « Madam a pris le téléphone, s’est mise à l’insulter et elle a raccroché. Je n’ai plus eu le droit de téléphoner. » 

Lorsqu’elle appelle de nouveau son père en secret à l’aide d’une carte téléphonique, celui-ci l’incite à s’enfuir. « Une femme m’avait suivie, elle était chargée de me surveiller mais je n’en savais rien. Elle a tout répété et Madam m’a battue. » Sur une photo de l’époque, on voit le visage de Rose tuméfié. Son arcade sourcilière, ouverte, est surmontée d’un bleu de la taille d’un poing. « Elle a menacé d’envoyer des hommes tuer mes parents si je tentais de m’enfuir. » Puis elle s’est excusée et l’a conduite à l’hôpital, en inventant une histoire pour tromper les urgentistes qui, comme les bénévoles du camp de Savone et les contrôleurs du train avant eux, puis le pharmacien, ne se sont pas rendu compte que la jeune fille qui se tenait devant eux était une esclave. 

« Deux jours plus tard, je retournais sur le trottoir avec mon œil au beurre noir. » Elle essaye de s’enfuir mais, une fois à la gare, s’aperçoit qu’elle n’a ni l’argent pour payer son billet ni le récépissé, que Madam lui a confisqué. Elle voudrait raconter son histoire au premier venu, mais elle ne parle pas suffisamment bien le français et, ce jour-là, ne trouve personne comprenant l’anglais. Son téléphone ne cesse de sonner. Elle finit par décrocher et fait croire à Madam que la police l’a arrêtée. « Elle a tout de suite raccroché et désactivé son téléphone. » Quand elle rentre à l’appartement deux heures plus tard, on l’assaille de questions : a-t-elle raconté la manière dont elle était arrivée en France ? a-t-elle communiqué son adresse à la police ? Rose se veut rassurante, elle a prêté serment auprès du sorcier. Elle sait que la prochaine fois qu’elle tentera de s’évader, elle n’aura pas le droit à l’erreur. 

Le 12 février 2017, alors que sa tortionnaire rend visite à une amie ailleurs en province, Rose regarde la télévision en compagnie d’une prostituée nigériane avec qui elle partage l’appartement. Joy lui demande de courir acheter une carte Lycamobile pour appeler son amant au Nigeria, avant de disparaître dans la salle de bains. C’est l’occasion que Rose attendait tant. Elle se glisse dans la chambre de Madam, récupère le récépissé et son téléphone confisqué, et s’enfuit vers la gare. « J’ai sauté dans le premier train et me suis cachée au fond d’un wagon. Mon téléphone n’arrêtait pas de sonner. » Elle ôte alors la batterie et s’endort, bercée par le rythme régulier du TGV. 

Terminus, Paris. À la gare Montparnasse, elle erre plusieurs heures avant de croiser une femme nigériane qui comprenne sa langue et accepte de lui prêter son téléphone. « J’ai appelé mon père, qui m’a dicté le numéro de ma sœur. » Cette dernière vivait bien à Paris. Comme Rose, elle n’a jamais passé les portes de l’école française. « Elle était victime de traite, elle aussi. Elle avait sa propre Madam. » Elles se donnent rendez-vous à la gare du Nord. Deux jours plus tard, sa sœur s’échappe à son tour.

Rose bénéficie aujourd’hui d’une prise en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Hébergée successivement dans trois foyers différents, elle dépend désormais d’une structure d’accueil parisienne destinée aux jeunes majeurs isolés. Plusieurs mois après avoir échappé aux griffes de sa proxénète, Rose est tombée malade. Elle a pris conscience que quatre mois s’étaient écoulés depuis ses dernières règles : « Madam m’avait forcée à coucher sans préservatif, pour que l’homme au polo paye plus cher. Elle m’avait dit qu’elle me donnerait ensuite un doliprane pour tuer le sperme. » Submergée par la honte, le désespoir et l’envie de mourir, elle a finalement reçu l’aide d’une équipe médicale qui lui a permis d’avorter. Elle ne craint plus Madam, aujourd’hui derrière les barreaux, mais doute de revoir un jour ses parents, désormais « trop vieux pour voyager ». Rose entrera à l’école en octobre, avec deux ans de retard. 

 

* Tous les prénoms ont été modifiés.

Vous avez aimé ? Partagez-le !