Quelles sont les principales formes de l’esclavage moderne en France ?

On peut en distinguer quatre : l’esclavage sexuel, l’esclavage domestique, le travail forcé et la mendicité forcée. À chaque fois, les victimes, le plus souvent d’origine étrangère, ont reçu la promesse d’un travail rémunéré et d’une régularisation de leur situation. Ce sont des personnes trompées. Des personnes qui arrivent pleines d’espoir et qui se retrouvent en enfer. Elles sont sous l’emprise de leurs exploiteurs, enfermées, maltraitées, privées de leurs papiers d’identité.

Quand la journaliste Dominique Torrès a fondé le Comité contre l’esclavage moderne en 1994, c’était pour dénoncer l’esclavage domestique. Puis nous nous sommes aussi intéressés aux victimes du travail forcé. Des associations s’occupaient déjà de la prostitution forcée. 

A-t-on une idée de la proportion des femmes et des hommes en situation d’esclavage ?

Pendant très longtemps, nous avons accueilli 95 % de femmes. Aujourd’hui, elles représentent 70 % des victimes, pour 30 % d’hommes. La proportion de ces derniers est en forte augmentation. Ils viennent avec la promesse d’un travail dans le bâtiment, dans des exploitations agricoles, dans l’artisanat, les services, les commerces, etc., comme cet homme trouvé dans le sous-sol d’une boulangerie parisienne ou cet autre dans une épicerie, qui vivait sur place et dormait dans le faux plafond. 

La vulnérabilité n’est-elle pas le point commun de toutes ces victimes ?

C’est la base de l’esclavage moderne. Ces personnes arrivent dans un pays inconnu, dont elles ne parlent pas toujours la langue, sans leurs papiers d’identité, sans argent ni contact sur place. Elles se retrouvent sous l’emprise complète de leurs exploiteurs qui les menacent : si tu n’es pas contente, je te mets à la rue et tu iras en prison. Ces derniers ont parfois le moyen d’exercer des représailles sur les familles restées dans les pays d’origine. La situation de vulnérabilité est alors absolue. C’est ce qui caractérise la gamine arrivée à 12 ans en France pour devenir une petite bonne aussi bien qu’un travailleur enfermé la nuit dans un Algeco sur un chantier.

D’où viennent ces personnes ?

En 2017, les 170 victimes soutenues par le CCEM venaient de 40 pays. Le plus fréquemment, les hommes sont originaires du Maghreb, la majorité des petites esclaves domestiques du Maghreb aussi et de l’Afrique de l’Ouest. Des esclaves modernes arrivent également des pays de l’Est (jeunes contraints à mendier, à voler, à se prostituer, ou adultes destinés au travail saisonnier…). Enfin, des femmes originaires d’Asie sont envoyées en Europe via des agences qui ont pignon sur rue au Liban ou aux Philippines. Certaines sont d’abord exploitées dans les pays du Golfe, puis amenées en France.

Existe-t-il un profil type d’exploiteur ?

C’est la plus grande surprise de tous ceux qui travaillent sur ces dossiers : ce phénomène touche tous les milieux sociaux, depuis des gens très riches, des nababs, des professions libérales, des commerçants, jusqu’aux habitants des banlieues défavorisées. Certains ont des origines étrangères. Il y a parfois des couples mixtes, mais aussi des Français de la bonne bourgeoisie qui trouvent tout à fait normal de ne pas payer leurs domestiques ou de bénéficier d’un service gratuit. Ce n’est donc pas une question d’éducation, de niveau social, de revenus, mais de conception de l’être humain. Dans tous les procès que nous avons suscités, je n’ai jamais entendu un exploiteur dire : « Je regrette. » Ce qu’on entend, c’est : « Après tout ce que j’ai fait pour elle, pour lui ! Je l’ai sorti de la misère… » Pour eux, ces femmes ou ces hommes, corvéables à merci, ne sont pas des êtres humains à part entière.

Pouvez-vous citer deux dossiers concernant des situations très différentes ?

Le premier auquel je pense, c’est celui d’une jeune fille étrangère qui a été retenue trois ans dans une famille d’intellectuels parisiens de bonne renommée. Elle était mineure, pas payée ; une situation caractéristique d’esclavage domestique. Une voisine l’a remarquée et conduite au CCEM alors qu’elle était dans un état psychologique et physique problématique. L’affaire est allée jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. À l’opposé, à Gennevilliers, dans un grand ensemble, une petite fille, arrivée d’un pays étranger soi-disant pour aller à l’école et « aider » a été enfermée, exploitée et frappée par une patronne sadique. Une famille d’un milieu populaire.

Comment le droit s’est mis à mieux appréhender ces affaires ?

Les premières plaintes remontent à 1998. À cette époque, les avocats qui travaillaient bénévolement au côté des victimes ont cherché sur quelle base juridique elles pouvaient déposer plainte et aller devant les tribunaux. Les juristes ont retenu l’abus de vulnérabilité, le travail non rémunéré et les conditions d’hébergement contraires à la dignité humaine. En 2003, il y a eu la première loi sur la traite des êtres humains (recruter, transporter, héberger des personnes contre de fausses promesses en vue de leur exploitation). Le législateur visait les réseaux de proxénétisme. Nous sommes intervenus afin que cela puisse aussi concerner des individus. Ce qui a été fait. Enfin, en 2013, à l’occasion de la transposition d’une directive européenne, la réduction en esclavage, la servitude et le travail forcé sont entrés dans le Code pénal. C’était pour nous très important, à la fois symboliquement et concrètement. Il reste qu’il ne suffit pas qu’une loi soit votée, il faut encore que les magistrats la connaissent, s’en emparent et l’appliquent. Ce sont très clairement des cycles lents.

Précisément, quelle est votre appréciation du rôle de la justice ?

Depuis la création du CCEM en 1994, nous avons obtenu 280 décisions de justice aussi bien au civil et au pénal que devant les tribunaux administratifs. La difficulté, pour ces affaires qui se déroulent à huis clos, est d’en rapporter la preuve. Tout se joue au cas par cas. Un juge peut retenir une simple qualification de travail dissimulé, un autre sera plus attentif au processus d’asservissement. Nous essuyons encore trop de non-lieux même si la justice, la police et la gendarmerie sont plus conscientes et réceptives face au problème de l’esclavage moderne que la société dans son ensemble.

Pouvez-vous nous donner un ou deux exemples ?

En 2014, on nous a alertés de la présence de 237 Polonais séquestrés dans un bâtiment en Champagne. Ils faisaient les vendanges et on leur donnait à manger de la viande avariée ; ils dormaient par terre. Prévenus, les gendarmes ont fait un constat mais, dès le lendemain matin, des cars sont venus pour les emmener en Pologne. Certains ont été retrouvés et interrogés. Ils ont répondu : « Il n’y a pas de problème, nous voulions venir, nous avons été bien traités. » Là, on est confronté à la vulnérabilité, à la misère. Heureusement, le procureur n’a pas lâché le dossier. L’affaire a été jugée à Châlons-en-Champagne. Le ministère public a requis des peines fermes contre les exploiteurs, mais le tribunal les a relaxés ! Le parquet a fait appel. Nous attendons. Nous attendons beaucoup, d’une façon générale : en février dernier, le tribunal de Nanterre a jugé une affaire au terme de onze ans de procédure. Vous voyez que nous ne sommes pas encore au stade de constater les effets de la loi de 2013…

Qu’est-ce qui a donné du crédit à votre démarche ?

La médiatisation de certains dossiers qui nous ont paru importants a joué un grand rôle. Mais l’opinion pense encore trop souvent que l’esclavage, cette réalité dérangeante, est un phénomène anecdotique. Prendre conscience de son ampleur est difficile car il s’agit d’une réalité souterraine, cachée. Tout se joue à huis clos, dans des maisons, des appartements, des ateliers, des sous-sols, des chantiers. C’est donc difficile à cerner. Pour la première fois, le CCEM a obtenu cette année un financement du ministère de l’Intérieur. Est-ce le signe d’une prise de conscience ? 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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