Le peuple de gauche, celui qui sous la IIIe République votait radical-socialiste, socialiste ou communiste, avait foi dans la triple devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Né de la Révolution française, ce peuple d’ouvriers, paysans, classes moyennes avait traversé le xixe siècle avec beaucoup d’aléas, des tentations pour le bonapartisme, mais se révélant et se réveillant surtout à travers les sursauts rebelles de 1830, 1848, 1871 (ce qu’évoque admirablement le livre Les Rouges de Pascale Fautrier). 

C’est avec la République laïque et humaniste que s’épanouit au xxe siècle le peuple de gauche. Le peuple des campagnes, majoritaire encore jusqu’à la moitié du xxe siècle, reçut des instituteurs non seulement l’éducation, mais une culture laïque comportant la conviction de la marche irrésistible du progrès dans l’histoire, la confiance dans la raison humaine, la foi dans la science qui élimine toutes superstitions et illusions, l’espoir en une démocratie sociale. Une nouvelle trinité Progrès-Raison-Démocratie semblait devoir chasser les croyances religieuses.  

Parallèlement, dans les villes, les ­enseignants du secondaire apportaient le message humaniste ; le Parti radical-socialiste et le Parti socialiste formaient des citoyens ouverts aux problèmes du monde, à la fois patriotes et internationalistes, et enseignaient la solidarité avec les travailleurs étrangers, dont les immigrés. Au cours de l’affaire Dreyfus, tout un monde intellectuel, à la suite d’Émile Zola, fit pénétrer dans l’esprit des républicains que la vérité doit primer la raison d’État. Au cours de la période d’avant 1914, le peuple de gauche s’aguerrit dans l’opposition à la réaction menaçante, à la fois monarchique, cléricale, hyper­nationaliste, antisémite.

La guerre de 14-18 submergea ce peuple dans l’Union sacrée, mais l’expérience de la guerre l’amena au pacifisme ou au révolutionnarisme. Le Parti communiste joua un rôle important dans la revitalisation de l’internationalisme et de la solidarité des travailleurs, mais le peuple de gauche fut divisé entre les radicaux devenus modérés, les socialistes demeurés réformateurs et les communistes. Il fallut à la fois l’arrivée du nazisme au pouvoir et l’émeute du 6 février 1934, à Paris, pour que s’opère la conjonction qui donna le Front populaire, sa victoire électorale, ses réformes durables. Mais le Front populaire se disloqua rapidement, et le peuple de gauche fut plus que jamais divisé entre pacifistes et interventionnistes, staliniens et antistaliniens. Le pacte germano-soviétique et la défaite de 1940 paralysèrent le peuple de gauche tandis que la deuxième France, qu’avait refoulée du pouvoir la IIIe République, devenait la France officielle, celle du maréchal Pétain et de Vichy.

L’effondrement de l’Allemagne nazie entraîna l’effondrement de la France vichyste et, dynamisée par l’esprit de la Résistance, la gauche ressuscita. Toutefois, les conséquences de la guerre froide cassèrent rapidement l’unité de la gauche. Longtemps le Parti communiste se présenta comme l’authentique héritier de la Révolution française, tout en étant le promoteur d’une révolution de modèle soviétique, et une grande partie du peuple de gauche ainsi qu’une bonne partie des intellectuels vécurent comme vérité les illusions et mensonges sur l’Union soviétique.

Le dépérissement du Parti radical s’était opéré dès la Libération. Le parti socialiste perdit progressivement sa sève réformatrice, participa activement à la guerre d’Algérie, devint exsangue mais ressuscita provisoirement au congrès d’Épinay (1971). ­Mitterrand bénéficia de l’ultime flambée d’enthousiasme, mais le socialisme fut rapidement vidé de toute substance. La France dès lors votera à gauche pour contrer la droite, et la droite, elle-même privée de toute substance, gagnera les élections pour contrer la gauche. La dernière victoire de la gauche à la présidence de la République fut davantage le résultat du rejet de Sarkozy que de l’adhésion au socialisme ; grande fut la satisfaction la nuit de la victoire, mais s’il y eut quelques espoirs, ils furent rapidement déçus.

L’implosion de l’URSS avait provoqué la réduction du Parti communiste à l’état d’astre mort. Le dépérissement des partis de gauche fut en même temps le dépérissement du peuple de gauche. Avec la disparition des campagnes disparurent les instituteurs de campagne. En ville, les enseignants du secondaire cessèrent d’être missionnaires. La classe ouvrière est devenue ethniquement morcelée. La crise de la pensée politique est totale à gauche comme à droite. Réduite à l’économie, la politique du Parti socialiste est à la remorque de ses dogmes. Le futur est incertitude. Les pseudo-scientifiques du néolibéralisme économique ­s’accrochent aux mots gris-gris de croissance et de compétitivité.

Pourtant la revitalisation des idées de gauche s’opéra lors du soulèvement juvénile de soixante-huit. Les aspirations de la jeunesse à la plénitude individuelle, à la fraternité, à une autre vie trouvèrent dans les idées révolutionnaires une incarnation. Chaque révolte juvénile opère une sorte de politisation à gauche des révoltés. Et cela jusqu’en 2014 où, cette fois, des jeunes participèrent aux manifestations de défense de la famille et des valeurs traditionnelles.

C’est que la grave crise de civilisation que vit l’Occident, aggravée par la crise économique, multiplie angoisses et craintes pour demain. La promesse d’avenir du progrès est morte. La laïcité se crispe sur le foulard islamique. La démocratie, qui ne suscite de foi que quand elle est absente, est en crise. Les angoisses cherchent remède dans la fermeture et dans le passé : ainsi un vichysme rampant revient avec tous ses fantasmes racistes et marche à pas mesurés vers le pouvoir. 

Les vieux républicains, socialistes, communistes meurent un à un, et bien qu’une partie de la jeunesse soit ouverte sur le monde, une autre partie suit le mouvement de repli et fermeture. Nous sommes dans une période de régression ; nous ne savons si elle durera ; nous craignons de savoir où elle nous entraînera. Espérons qu’un jour, on ne sait quand, la devise trinitaire « Liberté, Égalité, Fraternité » sera ­régénérée et que le soleil de 1789 éclairera une gauche elle-même ­régénérée.

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