Quelle est actuellement l’atmosphère politique au Brésil ?

Le Brésil n’a jamais connu par le passé une telle polarisation sociale et politique. Cela ne cesse d’étonner les Brésiliens eux-mêmes, qui avaient plutôt l’habitude d’un rapport à la politique de basse intensité. Lula et le parti des travailleurs avaient engendré une forme d’adhésion populaire sans précédent qui s’est muée en une opposition radicale entre pro et anti-Lula. Après avoir assisté à la sortie de la grande pauvreté d’une partie de la population, notamment grâce à la bolsa família [un programme d’aide aux familles pauvres, proche du revenu de base], on assiste aujourd’hui à une critique de cette période, en particulier de la part des élites qui considèrent ces politiques comme néfastes, mais aussi d’une partie des classes moyennes et populaires qui se sent trahie par le PT et est écœurée par la corruption endémique qui mine le pays.

Le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro peut-il l’emporter lors de l’élection présidentielle du 7 octobre ?

Longtemps, Bolsonaro est apparu comme un homme politique marginal. Mais depuis l’élection de Trump, une angoisse s’est fait sentir au Brésil, qui coïncidait avec une déchéance du PT et de la figure de Lula, mais aussi avec le sentiment d’un déclin du pays. Bolsonaro a su capter un ensemble de frustrations et récupérer la religiosité de certains milieux populaires en se convertissant à l’évangélisme, dans un contexte où le mélange entre le religieux et le politique est de plus en plus fort. Beaucoup de citoyens éloignés de la politique ignorent son adhésion à la dictature militaire, son apologie de la peine de mort ou son rapport aux femmes. Ils préfèrent voir en lui un bon chrétien, non corrompu, un politicien honnête et un homme fort.

Croyez-vous qu’il puisse devenir le prochain président brésilien ?

C’est difficile à prédire, mais il a une réelle possibilité de gagner. Les sondages le donnent perdant, mais beaucoup de Brésiliens pensent qu’il a une vraie chance. 

Quelles sont celles du candidat du PT, Fernando Haddad ?

Il effectue une campagne où il se présente comme l’héritier de Lula, affirme « être » Lula. Il lui rend chaque semaine visite en prison, car il n’a pas d’autre moyen de gagner l’élection que d’être l’incarnation de Lula, qui demeure très populaire dans de vastes pans de la société. Cette stratégie fonctionne et pourrait lui permettre d’être présent au second tour. Mais c’est là que les difficultés commenceraient pour lui. 

Pourquoi ?

Parce qu’il risque d’y avoir un scénario proche de ce qui serait arrivé en France si Mélenchon avait affronté Marine Le Pen au second tour en 2017. La droite aurait-elle voté pour Mélenchon, se serait-elle abstenue ou aurait-elle voté pour le FN ? Au Brésil, l’anti-PTisme est bien plus puissant que le rejet de Mélenchon en France ! Un certain nombre de ces gens voteront pour Bolsonaro, d’autant qu’il s’est rapproché des milieux entrepreneuriaux et que certains grands patrons ont annoncé qu’ils pouvaient discuter avec lui. Son nationalisme économique a un certain succès dans ces milieux. Face à Haddad, il a une vraie chance.

Trente-trois ans après la sortie de la dictature, quels sont les points de fragilité de la démocratie brésilienne aujourd’hui ?

Le premier réside dans la fragilité des conquêtes sociales. La dépendance du Brésil vis-à-vis du cours des matières premières rend possible le retour à la pauvreté de Brésiliens qui en étaient sortis. La santé, l’éducation primaire et secondaire ou les transports n’ont pas connu d’améliorations extraordinaires. En ce moment, les gens subissent directement les conséquences du revers de croissance. 

La deuxième fragilité, très liée à la première, c’est la violence et la criminalité. Les plans de « pacification » des favelas ont aussi accru la violence policière, notamment à l’encontre des Noirs. Par rapport aux discriminations et aux violences mises en lumière par le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, la situation au Brésil est dix fois pire ! Enfin, la corruption du pouvoir, lequel l’a utilisée comme un « fluidifiant » social, a fortement augmenté. Le scandale Petrobras en est le symbole éclatant. Les Brésiliens se sentent trahis par la classe politique dans son ensemble, et par la démocratie.

Le sentiment d’une trahison des engagements de la démocratie ?

On est entré dans un mouvement de « dégagisme », un rejet de la classe politique, qui favorise la montée du populisme et qu’incarne Bolsonaro. Car le système politique est à bout de souffle. Le mode électoral favorise la multiplication de petits partis qui ne pensent qu’à monnayer leur soutien à des coalitions de gouvernement. Cela favorise la corruption et rend la gestion de l’État très délicate. De plus, le clientélisme local est exorbitant. Enfin, à défaut de débats programmatiques, on assiste à une personnalisation à outrance de l’action politique. 

Pour résumer, comment fonctionne le système politique brésilien ? 

C’est un système présidentiel où le fractionnement extrême de la représentation législative oblige le président à négocier en permanence avec les partis et où les coalitions gouvernementales sont très instables. Lula et plus encore Dilma Rousseff, qui lui a succédé, ont essayé de réformer ce système et ont fini par renoncer ! Pour forger une majorité favorable à la réforme, ils auraient dû céder à des exigences démesurées. Le système est donc resté en l’état.

Il y a dix ans, le Brésil apparaissait comme un grand pays émergent. Ce sentiment a fortement régressé.

Tiré par l’expansion chinoise, le boom brésilien a reposé sur les exportations de matières premières, agricoles et minières. Or rien n’est plus volatil que les matières premières. Lorsque la croissance chinoise a reculé, l’économie brésilienne a tangué. Le PT s’est alors accommodé de l’agrobusiness, un secteur aux mains de gens extrêmement conservateurs qui font peu de cas des droits indigènes ou de la nocivité des pesticides. 

Qu’en est-il du développement industriel ? 

C’est l’autre aspect de l’échec économique du PT. Il y a dix ans, le Brésil exportait des autobus en Amérique latine. J’étais récemment au Chili ; leurs nouveaux bus sont chinois ! L’industrie brésilienne est moins compétitive. Quant à l’innovation, le Brésil est un pays où les hautes technologies sont extrêmement présentes. Les gens utilisaient déjà des réseaux sociaux comme Orkut avant même que Facebook n’existe. Mais aujourd’hui, le pays occupe-t-il une place sur ces marchés ? Non. Enregistre-t-il des brevets ? Très peu. 

Pourquoi ?

Les élites universitaires manquent. Pourtant, le PT a permis l’expansion de l’enseignement supérieur en créant dix-huit nouvelles universités publiques qui, au Brésil, formaient traditionnellement les élites. Il a aussi favorisé les filières techniques. Mais cet effort est resté insuffisant. Depuis, les budgets ont été rabotés. Aujourd’hui, l’université brésilienne est incapable de fournir le personnel utile au pays.

Y a-t-il un risque de sortie de la démocratie ?

Je ne crois pas à un coup d’État militaire, même si j’ai été choquée de voir des conservateurs le prôner publiquement. Car l’armée elle-même semble ne pas le souhaiter ; seuls certains pans peuvent l’envisager. Et, si un Bolsonaro ou un autre est élu et prend des dispositions restreignant gravement les libertés, on verra apparaître de puissantes résistances. Le Brésil a une culture démocratique forte. Sa classe politique est désavouée, mais je vois mal la société civile se soumettre à un pouvoir autoritaire. Reste qu’il y a des signes inquiétants.

Lesquels ?

Bolsonaro martèle que « la lie du monde atterrit chez nous », ce qui, vu le très faible nombre de migrants, est une aberration. Mais on assiste actuellement à un flux d’arrivants fuyant le Venezuela qui sont très mal accueillis en certains lieux. Et quand Dilma Rousseff a appelé à bien accueillir les réfugiés syriens, Bolsonaro a lancé : « Non à l’islamisation du Brésil. » Cette rhétorique doit beaucoup au poids montant des évangéliques, extrêmement hostiles aux étrangers, en particulier aux musulmans. Si la société brésilienne reste ouverte, vibrante, le sentiment d’un déclin s’accroît. Le désenchantement prédomine. Surtout, les gens ont très peur.

Parmi les forces de résistance, on évoque beaucoup la montée en puissance des femmes.

Elles sont indubitablement la force montante. Un hashtag fait aujourd’hui fureur au Brésil : « Ele, não ! » (« Lui, non ! »). Lui, c’est Bolsonaro. Imaginé par des femmes, ce slogan est devenu le plus fédérateur contre le candidat de l’extrême droite, qui a tenu des propos épouvantables envers les femmes. Bolsonaro est la version démoniaque de Trump, en plus violent que grossier. Mais on assiste à un mouvement générationnel des femmes qui dépasse de loin le seul enjeu électoral. L’idée qu’elles deviennent une force majeure s’impose, d’autant qu’une femme, Dilma Roussef, était encore récemment présidente du Brésil et que son impeachment a aussi été perçu comme une manifestation du sexisme. Les femmes ont un rôle fort à jouer dans la politique brésilienne, et ça, c’est nouveau, car traditionnellement elles se rangeaient plutôt du côté des conservateurs.  

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL & VINCENT MARTIGNY

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