Quel est votre parcours d’enseignant ?

Je suis arrivé en Seine-Saint-Denis pour mon premier poste en 1998, en ZEP – on parle aujourd’hui de REP (zone et réseau d’éducation prioritaire). Je n’ai fait que ça. Je me suis formé sur le tas. 

Quel bilan tirez-vous de ces vingt années ? 

Les deux premières années, on en prend plein la figure. Puis on tire la leçon de ses échecs, des expériences ratées, de phrases malheureuses, vexantes et maladroites qui ont braqué des élèves. On se corrige, on apprend à adopter la posture, le discours et le ton qu’il faut. À 25 ans, issu du concours de recrutement, on pense qu’on va sauver la terre entière, à commencer par notre banlieue. Et on se rend compte qu’on ne nous attend pas. Les élèves n’ont pas d’empathie particulière pour nous ; vous êtes un adulte qu’ils secouent dans tous les sens. 

Il y a de quoi se décourager, non ?

Il ne faut pas prendre contre vous ce que les élèves font en classe. C’est difficile car le cours que vous avez mis en place et qui ne fonctionne pas, c’est vous qui l’avez raté. Mais c’est l’adulte et l’institution que les élèves visent à travers nous. On n’arrive pas en étant un super prof, et on met du temps à en devenir un bon : deux ou trois ans, voire cinq à six ans pour se sentir à l’aise. Aujourd’hui, après vingt ans d’expérience, je suis serein.

Comment définir la relation que vous entretenez avec les élèves ?

En REP, les élèves sont exigeants. Ils ne veulent surtout pas qu’on les prenne à la légère, qu’on ne leur donne pas ce que tout enfant de France mérite. Il est important de leur faire comprendre sans démagogie que vous êtes là pour eux. Ce travail d’enseignement est un véritable engagement militant, civique, surtout si vous faites le choix de ces espaces de relégation sociale. On doit les faire réfléchir, leur apporter du contenu, du vocabulaire. C’est à travers la maîtrise de sa science que l’enseignant va poser son autorité.

N’est-ce pas problématique de confier ces postes difficiles à des profs débutants ?

Je suis partagé sur l’idée de nommer des profs expérimentés dans les cités. En réalité, il n’y a pas de meilleure formation qu’enseigner dans ces espaces. Mais bien sûr, on ne passe pas un concours pour se faire insulter et ne parvenir à faire que 15 minutes effectives de cours sur les 55 minutes imparties. Je comprends l’idée qu’il faille des profs plus expérimentés et mieux payés. Mais je crois aussi qu’on devient un très bon prof en REP parce qu’on connaît la REP, qu’on a su y construire son enseignement et des relations avec les élèves. Moi, je reste leur prof, je ne suis pas leur ami. Si vous êtes leur ami, vous n’êtes plus un référent. La relation d’enseignement est d’abord une relation d’autorité. Pas au sens de la discipline, mais de l’autorité intellectuelle et morale que vous représentez pour vos élèves. C’est fondamental. C’est parce que vous avez cette autorité que les élèves vous écoutent et vous apprécient. 

On observe une crise du recrutement des enseignants et des vocations. Pourquoi ?

Il faut revoir la formation initiale des enseignants en mixant les expériences : imaginer une formation initiale sur deux ans avec une mobilité par périodes sur différents établissements. Et pouvoir travailler sur les erreurs, sur la relation nouée avec les élèves. Aujourd’hui, les futurs profs entrent dans une ESPE (école supérieure du professorat et de l’éducation) tout en étant en poste quelques heures. C’est là qu’ils prennent des coups. Ma première année, mes six heures de cours étaient six heures de cauchemar. J’avais en poche une agrégation d’histoire et je me retrouvais à faire le flic. On voit le fossé entre ce que vous pensiez pouvoir faire et ce que vous pouvez réellement faire. Comment former les jeunes enseignants ? Faut-il vraiment les mettre directement au contact de ces publics difficiles ? Ou alors seulement sur de courtes périodes ? Cette mobilité est difficile à instaurer pour la « machine » Éducation nationale. Difficile aussi humainement pour les jeunes profs qui seraient baladés de poste en poste pendant deux ou trois ans.

L’autre problème, c’est le soutien – ou le manque de soutien – de la hiérarchie. J’ai connu des chefs d’établissement particulièrement durs avec des jeunes collègues qui souffraient et n’ont pas reçu le soutien qu’ils auraient mérité. C’est parfois un abandon en rase campagne. Les larmes en salle des profs, cela existe… Résultat : quand un prof a une altercation, qui peut être physique, avec un élève et que la hiérarchie ne prend pas la juste mesure des choses, le prof se met un mois en arrêt maladie. Tout le monde est perdant. Il faut donc écouter le prof en souffrance sans mettre sur un pied d’égalité la parole de l’élève et la sienne, car c’est en faisant cela qu’on détruit toute autorité. Et il ne peut y avoir d’enseignement s’il n’y a pas d’autorité.

Voyez-vous d’autres raisons au peu d’attractivité du métier d’enseignant pour de potentiels candidats ? 

C’est l’image du métier qui est en cause et ses conditions d’exercice. Cela dure depuis près de trente ans, comme l’a montré le film Une vie de prof, d’Hervé Chabalier, tourné dans mon établissement en 1994. C’était un des premiers documentaires sur les profs de banlieue et leurs difficultés. La multiplication de ces témoignages sur des incidents, des agressions ou pire, nuit à l’attirance que l’on peut avoir pour ce métier. Mais c’est en même temps une réalité qu’on ne doit pas cacher. Prenez les difficultés actuelles du Capes de maths. Un jeune à bac + 5 en maths a-t-il intérêt à devenir prof pour en baver des années, avoir mal au ventre le matin, et gagner 1 500 euros par mois en début de carrière ? Ou va-t-il intégrer une start-up ? Le choix est vite fait. La question de la rémunération est importante, plus en région parisienne qu’en province. Vous commencez jeune prof certifié à 1 400, 1 500 euros net par mois. Vingt ans plus tard, vous êtes à 2 300, 2 400. En fin de carrière, au bout de quarante ans, vous gagnerez 3 200 euros maximum. 

On critique aussi le turnover des enseignants d’une année sur l’autre.

C’est un vrai problème en REP car un prof met de un à trois ans pour devenir un référent connu de ses collègues, des élèves, des parents. La stabilité permettrait de meilleures relations au sein des équipes pédagogiques, la construction de projets plus efficaces, interdisciplinaires, comme je le fais avec mon projet Interclass’ mené en partenariat avec France Inter. Mais c’est humain, bien des jeunes enseignants nommés en banlieue parisienne veulent revenir dans leur région. On ne peut leur en vouloir.

Qu’est-ce qui a rendu plus difficile le métier ces dernières années ?

Les profs et l’école ne sont plus les seuls prescripteurs du savoir. On est aux prises avec des élèves qui confrontent ce qu’ils ont vu sur les réseaux sociaux au savoir scientifique de l’école. Le complotisme existait déjà en 2001. La nouveauté, c’est la viralité. Cela oblige souvent les enseignants à une justification de ce qu’ils avancent. C’est pénible, même si c’est notre travail. On a parfois du mal à répondre à des questions qui nous semblent totalement farfelues, comme celle de cet élève qui m’a dit un jour que les Juifs cachaient de l’argent dans leur barbe. 

Et l’obligation de répondre très vite ?

C’est le règne de l’immédiateté, de la consommation, du « tout, tout de suite ». Cela se traduit par une difficulté importante des élèves à comprendre que l’acquisition du savoir demande du travail et donc un effort. Une partie de nos élèves ne fait jamais aucun effort intellectuel. Lire dix lignes devient parfois insurmontable. Il faut trouver des astuces pédagogiques pour amener les élèves à faire des efforts, leur faire comprendre que le savoir se construit peu à peu. 

Quelles sont leurs attentes ?

Certains ont du mal à accepter que l’utilité du savoir n’est pas forcément immédiate mais que cela leur permettra de construire une réflexion. On ne pense pas dans le vide mais toujours par rapport à des références. Certains élèves de troisième sont encore incapables d’apprendre. Or, on n’a pas le temps de s’occuper des élèves en perdition. On ne prend pas la mesure de leurs besoins en termes de remédiation psychologique ou orthophonique. On peut reconnaître une dyslexie, mais il en existe tellement de sortes… on n’est pas formés à ça ! 

Comment obtenir ce temps ?

Il faudrait faire des choix. Est-il nécessaire de survoler deux mille ans d’histoire et d’exiger que les élèves aient des repères partout ? L’important n’est pas d’avoir un savoir encyclopédique mais de pouvoir construire une pensée articulée. J’aimerais qu’on me donne la possibilité de prendre le temps d’enseigner plutôt que de faire du zapping. Pas de « traiter » la Deuxième Guerre mondiale en quatre heures, le nazisme ou l’URSS en deux heures. Ça ne m’intéresse pas. Ça ne permet pas à mes élèves de réfléchir. Or mon rôle d’enseignant, c’est de leur montrer en quoi l’histoire nous aide à comprendre le monde d’aujourd’hui. Le risque est qu’à leurs yeux, tout finisse par se valoir. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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