Dans les années 2000, j’ai travaillé sur les changements professionnels, ce que j’ai appelé les reconversions professionnelles volontaires. Depuis, j’ai constaté que cette volonté de changement, qui touchait surtout les catégories moyennes ou moyennes supérieures, avait gagné les catégories plus populaires : des employés, des professions intermédiaires, des gens qui n’ont pas fait d’études. Je me souviens qu’à l’époque, cette notion de reconversion volontaire n’existait pas officiellement. J’ai même eu du mal à trouver un responsable pour encadrer ma recherche : on ne voyait pas de quoi je voulais parler ! Cela a bougé très vite pour devenir un phénomène observable. En particulier chez des personnes en demande de sortie salariale. On n’était plus face à une population marginale, tenue pour atypique, comme les candidats pour le Larzac après 1968. Au niveau des tranches d’âges, on note aussi une évolution. Dans les années 2000, ce désir de changement se manifestait surtout à mi-parcours professionnel. Le seuil d’âge était de 35-40 ans, quand on avait déjà occupé un même emploi au moins une dizaine d’années. Désormais, on change beaucoup plus tardivement – par exemple pour créer une entreprise – mais aussi plus jeune, après quelques années seulement d’expérience. Il est vrai que l’idée d’occuper un même emploi toute sa vie a reculé, en même temps que l’idée de changement devenait plus valorisée, voire survalorisée dans la société. La pression sociale nous dit que si on ne change pas, on risque de rater sa vie. C’est l’idée qui gagne : une quête du changement, un impératif que se donnent les gens de se lancer dans une construction de soi. Plus je vais voir des choses nouvelles, pensent-ils, plus je vais voyager, et plus je pourrais m’épanouir… Les gens s’autorisent davantage cette perspective, d’autant qu’ils ont la certitude aujourd’hui qu’on peut passer d’un emploi à un autre, ce qui était moins le cas avant. Voyez comment les rayons consacrés au développement personnel ont explosé dans les librairies. Il s’agit de se construire en tant qu’individu. Le changement professionnel est un moyen d’y parvenir.

Dans mes travaux passés, j’ai distingué cinq étapes qui mènent à cette bifurcation, un processus séquentiel narratif que l’on retrouve dans l’ensemble des récits de reconversion, quels que soient la catégorie socioprofessionnelle, l’âge et le genre. Elles demeurent opérantes.

1. la prise de conscience

C’est ce que j’appelle la vocation contrée. Tous les récits individuels le montrent : les gens racontent que dès le départ, ils n’occupaient pas l’emploi qui leur convenait. Ils ont choisi un métier pour des raisons rationnelles, du fait d’une injonction parentale, par défaut ou en raison d’un parcours scolaire qui ne les a pas orientés vers leurs aspirations réelles. Résultat : ils ne font pas ce qu’ils avaient envie de faire. 

2. Le désengagement 

Les gens commencent à exprimer leurs difficultés professionnelles, la non-reconnaissance, la lassitude, des conditions de travail difficiles, une ambiance devenue délétère à leurs yeux. Ce qui est dit est un mal-être au travail, parfois de la souffrance.

3. la période de latence 

Une période très importante. Beaucoup disent qu’ils ne sont plus très bien dans leur travail mais y restent, tout en trouvant des aménagements : faire du yoga, travailler moins d’heures, s’investir ailleurs, sans nécessairement exprimer de volonté de changer. La prise de décision de la reconversion se fait là. Les gens ne sont pas encore physiquement désengagés de leur emploi mais ils le sont psychologiquement. C’est un temps d’introspection, une sorte de no man’s land identitaire où ils ne sont nulle part. Ils n’ont pas entamé le processus de changement. Décrit par certains interviewés comme un temps d’incubation, c’est dans ce temps que tous les rêves ou projets avortés sont envisagés comme autant de possibles et mis à l’épreuve du réel. La personne se réenvisage, c’est-à-dire repense le passé à l’aune du présent pour entrevoir le futur. Cette période est difficile à vivre, car il n’y a pas de prise de décision. Si les personnes ne peuvent rester dans le même emploi, il arrive un moment, à la fin de cette séquence, où les choses vont finir par être dites. Le fil est trouvé, c’est ce qui marque la fin de la période de latence et l’ouverture sur la bifurcation. Cependant, la phase de latence est parfois un temps très long, un temps arrêté où l’action n’émerge pas.

4. la bifurcation

Le processus de changement est alors engagé, c’est la phase de mise en acte. Les gens vont se saisir d’événements anodins pour justifier ce changement. L’arrivée d’un nouveau chef, une rencontre amoureuse ou amicale, un voyage, un événement qui va finir d’achever le processus en cours. On peut parler de déclics. Mais ce qui est étrange, c’est que ces déclics sont presque anecdotiques. Si les personnes concernées disent par exemple qu’un nouveau chef de service a rendu leur situation « pas possible », la réalité est que ce n’était « plus possible » pour elles depuis des années. Quand la dimension du changement nécessaire est là, tous les événements vont être réinterprétés à l’aune de cette volonté de changer : je parle de contre-effectuation du sens. Les « autrui » significatifs sont très présents dans la reconversion : ce sont les proches (conjoints, enfants, collègues), le passeur, celui qui fait passer sur l’autre rive et accompagne aussi la reconversion.

J’ai aussi noté que souvent, les gens changent de vie professionnelle et de vie personnelle en même temps. En particulier les femmes, comme si changer de métier s’accompagnait chez elles d’une nécessité de tout changer dans leur existence, leur carrière et leur vie affective, surtout après une prise de conscience de leur ras-le-bol face à la domination masculine. Quand elles changent de métier, elles changent vraiment de vie. Les hommes, pas nécessairement. Précision importante : tant que les gens ne mettent pas de mots sur leur désir de changement, les choses ne peuvent pas être actées. Quand les mots sont dits, une appropriation du changement s’opère. Avoir parlé les place dans une position de déséquilibre, les amène à entrer concrètement dans le processus. Une fois leur volonté exprimée, j’ai observé qu’ils cherchaient souvent une confirmation de leurs doutes auprès d’autres personnes. Si elles leur répondent qu’ils sont très bien dans leur emploi, ils vont chercher de nouveaux interlocuteurs susceptibles de valider leur démarche. 

5. le réengagement

Le processus est acté. Le réengagement fait suite à une rupture d’ordre professionnel et/ou familial. Des liens se défont, laissant la place à d’autres liens pour un retour à une situation d’équilibre. C’est le temps du projet qu’il convient d’ancrer dans le réel en mobilisant tous les supports à disposition. On peut commencer une formation, prendre un nouvel emploi. 

Conversation avec E.F.

 

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