Voir en Simone de Beauvoir essentiellement l’auteure du Deuxième Sexe, qui a changé la vie de tant de femmes, est très insuffisant. C’est passer à côté de sa singularité, de sa complexité, de cette aventure d’être soi qui a dirigé sa vie, de « la difficile gloire de la libre existence » qu’elle a voulue.

Certes, elle est une icône féministe reconnue dans le monde entier. Contestée aussi, car le féminisme a toujours été traversé par des courants divers et antagonistes. Certaines lui font même reproche d’avoir sacrifié son œuvre philosophique par admiration pour un homme, Jean-Paul Sartre, le compagnon de toute une vie. Mais elle leur a répondu par avance dans La Force de l’âge : « Je savais très bien que mon aisance à entrer dans un texte venait précisément de mon manque d’inventivité. Dans ce domaine, les esprits vraiment créateurs sont si rares qu’il est oiseux de me demander pourquoi je n’essayai pas de prendre rang parmi eux. »

La Force de l’âge… Le deuxième volume de ses mémoires (1960), où elle écrit notamment : « Dans toute mon existence, je n’ai rencontré personne qui fût aussi doué que moi pour le bonheur, personne non plus qui s’y acharnât avec tant d’opiniâtreté. Dès que je l’eus touché, il devint mon unique affaire. Si on m’avait proposé la gloire, et qu’elle dût être le deuil éclatant du bonheur, je l’aurais refusée. »

De Mémoires d’une jeune fille rangée (1958) – qui, autant que Le Deuxième Sexe, a fait réfléchir beaucoup de jeunes femmes à leur condition et à leur avenir – à La Cérémonie des adieux (1981) – après la mort de Sartre, en 1980 –, tout le cycle des mémoiresvient d’être rassemblé dans deux volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade ». Les préfaciers, Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, précisent opportunément qu’il faut désormais lire ces textes comme l’œuvre littéraire qu’ils sont et non comme un document, un témoignage : « Ses souvenirs sont les nôtres, écrivait naguère François Nourissier. En parlant d’elle, Simone de Beauvoir nous parle de nous. » Désormais, elle parle d’un siècle passé, elle en est une chroniqueuse minutieuse, alerte, acérée. Une mémorialiste magistrale.

Pourquoi avoir commencé la publication de son œuvre par ses mémoires ? « Parce que le choix d’écrire sur soi est primordial chez elle et l’a accompagnée toute sa vie. Même Le Deuxième Sexe est parti de ce besoin d’écrire sur soi », explique sa fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir. Il est bon de souligner que ce choix-là est fondamental, et pas absent non plus de ses livres de fiction. Il est urgent de rappeler qu’écrire – et non pas militer – est la grande affaire de sa vie. « Le fait est que je suis une femme écrivain, dit-elle dans La Force des choses. Une femme écrivain, ce n’est pas une femme d’intérieur qui écrit, mais quelqu’un dont toute l’existence est commandée par l’écriture. Cette vie en vaut bien une autre. »

Ses correspondances répondent à ce désir qu’elle avait de « garder la poussière du quotidien », de rendre justice à l’immédiat pour témoigner de cet amour de la vie qui l’animait.

Cette existence de femme écrivain a commencé très tôt, dès l’âge de 10 ans, quand Beauvoir a entrepris une correspondance avec son amie Zaza, Élisabeth Lacoin. Et son activité d’épistolière a duré jusqu’à sa mort. Elle tenait aussi un journal intime, mais lorsqu’elle avait trop à faire, elle renonçait au journal plutôt qu’aux lettres auxquelles elle consacrait toutes ses matinées. Elle répondait à tous et a écrit des dizaines de milliers de lettres. Grâce à Sylvie Le Bon de Beauvoir, qui en a assuré l’édition et le décryptage – la graphie de Beauvoir est très difficile à déchiffrer –, on peut lire deux volumes de Lettres à Sartre, 1930-1963, 900 pages (1970), les Lettres à Nelson Algren, un amour transatlantique, 1947-1964, 600 pages (1997) traduites par Sylvie Le Bon de Beauvoir, la Correspondance croisée de Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost, 1937-1940, 980 pages (2004), récit d’un amour avec cet ancien élève de Sartre qui demeura leur ami jusqu’à leur mort.

Ces correspondances – dont il reste beaucoup à publier – ne sont pas un « à-côté » de l’œuvre de Beauvoir, elles en font pleinement partie. Elles répondent à ce désir qu’elle avait de « garder la poussière du quotidien », de rendre justice à l’immédiat pour témoigner de cet amour de la vie qui l’animait.

Du Journal aussi on attend la publication. On en a un avant-goût en lisant les Cahiers de jeunesse (2008), qui en sont les prémices. À la première page – qui n’est pas vraiment le début de ce journal intime car un des sept cahiers a été perdu –, Beauvoir a 18 ans et quelques mois : « C’est si beau ce moment unique de la jeunesse, le plus douloureux sans doute et le plus tourmenté mais neuf, riche ; découvrir le trésor qu’on porte en soi et avoir la permission de le contempler sans en user encore ; avoir le droit pour quelque temps de tout garder, de tout essayer, de ne pas s’arrêter et choisir. » Mais elle n’est encore que Mlle Simone Bertrand de Beauvoir, qui sort du très convenable cours Désir et entreprend des études de philosophie. Quelque 850 pages plus tard, elle est déjà « le Castor » – surnommée ainsi par son ami René Maheu, parce que « “Beauvoir = beaver = castor”, animal qui “va en bande et a l’esprit constructeur” » – et elle est Simone de Beauvoir, qui a rencontré « celui qui remplirait tout », Jean-Paul Sartre. « La façon dont Simone de Beauvoir travaille à la construction de soi n’est ni le fruit d’un héritage ni une évolution, précise Sylvie Le Bon de Beauvoir dans son introduction. C’est une révolution. Jamais elle n’accepte une règle admise sans avoir éprouvé si on peut la violer. Jamais elle ne se donne raison sans avoir d’abord pensé contre sa pensée. » À tant insister sur les lettres et les mémoires, on pourrait laisser supposer que les romans et les nouvelles sont moins importants dans le parcours de Beauvoir. Ce n’est évidemment pas le cas, mais sa fiction a été beaucoup commentée. Les Mandarins a reçu le prix Goncourt 1954. Le très beau monologue de La Femme rompue (1968) est encore monté au théâtre. L’Invitée (1943) avait peu été remarqué, alors que Sartre était célèbre depuis La Nausée (1938). Ce texte est très subtilement analysé par Danièle Sallenave, dans Castor de guerre (Gallimard, 2008), une revisitation critique de toute l’œuvre de Beauvoir. Il est essentiel de se reporter à ces 600 pages pour mieux la comprendre : « Lire L’Invitée, et les autres romans de Simone de Beauvoir, c’est s’avancer aussi loin dans la connaissance de Castor (de guerre) qu’en lisant ses mémoires, ses lettres, ses journaux, ses cahiers », écrit Danièle Sallenave. Et elle cite un propos de Beauvoir : « Un roman c’est une espèce de machine qu’on fabrique pour éclairer le sens de notre être dans le monde. »

Lire L’Invitée, c’est savoir que chez le Castor, les sentiments et les actions de Françoise existent ; qu’il y a quelque part dans le Castor une femme aussi violente que la Françoise meurtrière de Xavière.

« Ce n’est pas la vie qui est la clef du roman, c’est le roman qui est la clef de la vie, ajoute Danièle Sallenave. Lire L’Invitée, ce n’est pas retrouver Simone de Beauvoir “derrière” Françoise, c’est chercher Françoise dans le Castor, c’est savoir que chez le Castor, les sentiments et les actions de Françoise existent ; qu’il y a quelque part dans le Castor une femme aussi violente que la Françoise meurtrière de Xavière. L’auteur ne détient pas le secret du personnage : c’est le personnage qui détient le secret, ou les secrets de l’auteur. C’est la vraie, la seule réponse que l’auteur peut donner à l’irritante question du roman à clefs. » D’emblée, en effet, on a lu L’Invitée comme un roman à clefs sur le trio que formaient, dans les années trente, Sartre, Beauvoir et leur jeune amie Olga – qui épousera Jacques-Laurent Bost.

On a évidemment fait de même avec Les Mandarins, censé raconter l’histoire de Sartre, Beauvoir, Nelson Algren, Camus et quelques autres. Le Lewis Brogan des Mandarins a bien quelque chose d’Algren. Mais, a commenté Beauvoir dans une lettre à Algren : « Le roman ne reflète pas notre véritable histoire, ça n’aurait pas été possible, j’ai seulement tenté d’en transposer quelque chose, de décrire un véritable amour entre un homme qui vous ressemblerait un peu et une femme qui me ressemblerait un peu. » Peu importent ces clefs. Ce qui retient le lecteur dans ce roman, c’est l’énergie de la narration, la plongée dans toute la vie intellectuelle de l’après-guerre et du début de la seconde moitié du xxe siècle, la rigueur de la construction sur une longue distance – l’édition de poche, « Folio », est en deux tomes, de 500 pages chacun. Après avoir commenté le livre, sa réception et la « tentation compréhensible » de chercher des clefs lorsque « la mosaïque de la fiction agence des fragments de réalité », Danièle Sallenave revient sur le rapport entre fiction et vie : « Reste tout de même ceci : ce que livre la vie pour comprendre un roman est moins riche et moins profond que ce que livre le roman pour comprendre la vie. La sombre Anne des Mandarins est une des clefs qui ouvrent sur quelques-unes des chambres secrètes du Castor. Et quelques-uns des secrets du Castor se dissimulent dans les autres personnages de ce livre. »

Il faut lire ou relire ce roman de cette manière. Et tout lire de Simone de Beauvoir pour comprendre la leçon de liberté qu’elle donne. Toutefois, il est un livre vers lequel on revient difficilement après l’avoir lu une fois. C’est La Vieillesse (1970), son autre grand essai après Le Deuxième Sexe, une enquête scrupuleuse et terrible, qui anticipe une question que tous se posent désormais, quarante-huit ans après : comment vieillir et comment mourir ?

Dans les écoles de journalisme, on apprend qu’il ne faut pas finir un article sur une citation. Pourtant, ici, on a envie de laisser la parole à Beauvoir en dernier, avec son habituelle lucidité, dans Tout compte fait (1972) : « Certes, il est bien difficile de confronter un projet vague et infini avec une œuvre réalisée et limitée. Mais je ne sens pas de hiatus entre les intentions qui m’ont poussée à faire des livres et les livres que j’ai faits. Je n’ai pas été une virtuose de l’écriture. Je n’ai pas comme Virginia Woolf, Joyce, Proust, ressuscité le chatoiement des sensations et capté dans des mots le monde extérieur. Mais tel n’était pas mon dessein. Je voulais me faire exister pour les autres, en leur communiquant, de la manière la plus directe, le goût de ma propre vie : j’y ai à peu près réussi. J’ai de solides ennemis, mais je me suis fait aussi parmi mes lecteurs beaucoup d’amis. Je ne désirais rien d’autre. Cette fois je ne donnerai pas de conclusion à mon livre, je laisse au lecteur le soin d’en tirer celles qui lui plairont. » 

Tous les livres de Simone de Beauvoir sont publiés chez Gallimard, la plupart sont disponibles en « Folio ».

Les éditions des Saints Pères viennent de publier le manuscrit du Deuxième Sexe, avec un texte de Sylvie Le Bon de Beauvoir.

 

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