Sœur de deux médecins, belle-sœur et belle-fille de médecins, Marie Curie a démontré pendant la Grande Guerre combien elle était sensible à la souffrance humaine, et prête à braver le danger pour y porter remède. Dès le début des hostilités, elle s’aperçoit que les rayons X sont un moyen utile d’examen des blessés pour déceler les fractures et localiser les balles dans le corps ; or l’armée ne possède pas de service radiologique, et il existe peu d’appareils et de spécialistes de cette technologie qui remonte alors à une dizaine d’années. À 47 ans, la lauréate de deux prix Nobel met ses recherches entre parenthèses. De sa propre initiative, elle entreprend de réunir tout le matériel possible pour structurer des stations radiologiques qui rendront service dès la bataille de la Marne, en septembre 1914. Puis, avec l’aide de la Croix-Rouge, elle équipera des voitures – vite surnommées les « petites Curies » – d’un appareil Röntgen complet, avec une dynamo alimentée par le moteur, qui répondront aux demandes des hôpitaux soignant les blessés. Grâce aux dons et au concours du comité « Le Patronage national des blessés », elle parvient à créer quelque deux cents centres et vingt ambulances à l’usage des armées !

À de multiples reprises, elle se rend à proximité des champs de bataille pour effectuer les examens et former les manipulateurs qui poursuivront la tâche ; les conditions sont extrêmement dures tant pour se nourrir et se faire héberger que pour obtenir les autorisations de l’armée. Sa fille de 17 ans, Irène, l’accompagne souvent et apprend le métier d’infirmière, manipulatrice de radiologie. En raison du manque de chauffeurs, elle-même doit apprendre à conduire et, sur le front, elle fait face aux blessures les plus effroyables des corps couverts de boue et de sang. Elle raconte : « Le contact avec les blessés et les soins qu’on leur donnait étaient plus émouvants que tout autre chose. La souffrance et la patience avec laquelle ils la supportaient nous attiraient vers eux. Malgré la douleur consécutive à tout changement de position du corps, presque chacun d’eux faisait son possible pour nous faciliter l’examen radiologique… Jamais je n’oublierai la terrible sensation que j’éprouvais face à une telle détérioration de la vie et de la santé humaines. Afin de haïr l’idée même de la guerre, il devrait suffire de voir une fois ce que je voyais si souvent durant ces années. »

Lors de ses visites répétées aux armées du Nord, de Lorraine et de l’aire belge, elle apprend de la bouche des chirurgiens les besoins en équipement radiologique, retourne à Paris chercher le matériel au volant de sa « petite Curie », et revient l’installer là où il manque : transformateur, tableau de commande, tubes et plaques, pied porte-ampoule, écran radioscopique, groupe électrogène, le tout pèse plusieurs dizaines de kilos à manipuler avec des auxiliaires qu’il fallait recruter et encadrer ; en 1916, on lui accorde l’autorisation de former des manipulatrices à « son » Institut du radium nouvellement construit sur la montagne Sainte-Geneviève. Elle écrira un petit livre pour informer le public de l’intérêt des rayons X dès cette époque : La Radiologie et la guerre. Et elle contribuera ainsi à répandre les pratiques radiologiques dans toute la France, prouvant leur caractère irremplaçable.

Chaque « petite Curie » a permis d’effectuer environ dix mille examens, soit un million sans doute au total de cas examinés. Mille vies sauvées sont attribuées au travail de Marie toute seule. 

En 1915, le radium, qu’elle avait déposé par sécurité à Bordeaux, est rapporté à Paris et employé au traitement des blessés. Elle le met à la disposition du département de la Santé sous forme d’émanations, qui peuvent être aisément appliquées – en tubes –, plus efficaces que le radium lui-même. Privée d’assistant, Marie doit longtemps préparer elle-même les tubes d’émanation. Ce travail pour les hôpitaux l’absorbe de plus en plus, et les locaux de l’Institut du radium deviennent un grand établissement national de radiumthérapie, dirigé par le Dr Claudius Regaud. Cent ans plus tard, rebaptisé Institut Curie, il reste un des centres d’excellence internationaux en cancérologie. 

À la fin de la guerre, Marie Curie réorganise le travail de son laboratoire mais les moyens manquent : il lui faudrait un gramme de radium supplémentaire pour ses recherches. Heureusement, une journaliste américaine, Mrs Meloney, qu’elle a exceptionnellement reçue pour une interview, lui propose d’organiser une collecte de dons aux États-Unis parmi les femmes américaines exclusivement, et elle s’engage à lui remettre ce gramme de radium au cours d’une cérémonie à la Maison Blanche en présence du président Harding. Le voyage aura lieu en 1921. En Amérique, Marie est fêtée comme une héroïne de la science. Elle apprécie les aspirations des mouvements féministes et le système de dons des fondations privées qui subventionnent les laboratoires de recherche très modernes, au contraire des insuffisances dont elle a souffert à Paris. Les hôpitaux américains développent partout des centres de radiumthérapie : l’industrie d’extraction du radium est déjà bien établie mais suit encore les méthodes mises au point par Marie.

De retour en France, Marie Curie sera élue à l’Académie de médecine le 7 février 1922, sans faire campagne. Elle participe aux séances à côté du Dr Roux, son complice pour la Fondation de l’Institut du radium et à la Commission d’étude des droits de la propriété scientifique (il faut bien assurer aux scientifiques les moyens de leur travail). La Société des nations la recrute à la Commission internationale de coopération intellectuelle, où elle retrouve ses amis Henri Bergson et Albert Einstein. Ce dernier dira, à la mort de Marie Curie en 1934 : « Les liens de camaraderie avec cette femme admirable font partie de ce que j’ai connu de meilleur et de plus beau dans ma vie. » 

Marie Curie avait écrit : « Notre société, où règne un désir âpre de luxe et de richesse, ne comprend pas la valeur de la science. Elle ne comprend pas que celle-ci fait partie de son patrimoine moral le plus précieux, elle ne se rend pas non plus suffisamment compte que la science est à la base de tous les progrès qui allègent la vie humaine et en diminuent la souffrance. » Rien n’a changé quatre-vingts ans plus tard. 

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