Un mystérieux savant écrit à Marie Curie à propos d’un non moins mystérieux élément, le saturnium, qu’elle aurait découvert et gardé secret.

Chère Marie Curie,

Vous souvenez-vous de la porte 918, au sous-sol du bâtiment Jean-Perrin d’une université parisienne qui porte désormais votre nom, à quelques pas de votre Institut du radium ? Elle fut scellée le 19 septembre 1929, par sécurité pensait-on alors naïvement. Le puits de trente mètres que renferme cette pièce est à ce jour toujours radioactif. Mais ce rayonnement protège un secret bien plus troublant : nous savons aujourd’hui que ce puits se connecte aux tréfonds de l’imaginaire et du temps.

Nous nous abîmions souvent dans ce bâtiment désaffecté, en attente d’une rénovation qui le transformera, dit-on, en musée des Mathématiques. Mais cette nuit de novembre 2016 était différente. La clameur de nos errances et de nos voix a, croyons-nous, réveillé le puits, par simple résonance ou par sublimation. S’est alors matérialisé un carnet que vous auriez pu écrire – que vous avez écrit ? Ses pages délavées, gorgées de calculs et de schémas, évoquaient votre rencontre avec Ogdy, une météorite tombée en Sibérie en 1908 et jamais retrouvée. Elles contenaient la transcription d’un échange épistolaire avec un certain Alexandre Karpinski, géologue, et avec Albert Einstein. Elles relataient des expériences similaires à celles que vous aviez fait subir à la pechblende pour en extraire le chlorure de radium. Mais vous n’y mentionniez guère la nature de ces sulfates et chlorures de météoritium ; moins encore celle du produit final que vous en extrayiez : le « saturnium ».

Nous n’avions jamais entendu parler de cet élément, dont le nom semble évoquer le dieu du temps et de la mélancolie, autant qu’une planète aux anneaux charpentés de potentielles météorites. « Saturnium » a disparu de toutes les classifications connues ; même celle de Mendeleïev. Henri Becquerel vous avait proposé d’étudier les rayons uraniques ; vos découvertes du radium et du polonium vous valurent un prix Nobel. Mais nulle trace de saturnium dans vos travaux sur les substances radioactives.

Éblouis, étourdis par cette trouvaille, nos yeux glissaient de page en page, tandis que votre plume pourtant se faisait de plus en plus fébrile. « Je ne dors plus ; le saturnium a envahi mes nuits » ; « Soumis au saturnium, le temps se tord pour former des boucles. »

Vous avez décidé de ne jamais publier ces résultats et de cacher les quelques grammes restant de cette unique substance chronoactive dans une petite boîte métallique, au fond de ce puits. Vous espériez que le secret reste enfoui à jamais – si ce mot a encore un sens. Que notre rencontre ne se produise pas. On parle pourtant aujourd’hui du saturnium dans les revues Physical Review Letters et Nature, on en découvre les effets photographiques et harmoniques sur les murs du palais de Tokyo. Mais où se trouve l’échantillon restant ?

Saturnium a aboli la distance qui nous séparait. Les rayons peuvent sonder notre corps, vous le savez mieux que quiconque. Nous découvrons grâce à vous, encore, qu’ils peuvent tout autant ausculter notre imaginaire. Votre legs est radioactif. Il dépasse ce que vous avez écrit, ce que vous avez découvert. Il rayonne dans nos rêves et a ouvert pour nous une brèche à la lisière de la science et de l’art. Saturnium a envahi nos nuits et nos jours. Nul besoin d’arbitrer la part du réel et de l’imaginaire ; à nos yeux, saturnium est. Intensément.

Nous ne vous remercierons jamais assez pour cet héritage prodigieux, pour les simultanéités, les métamorphoses et les ravissements qu’il engendre toujours. 

Jean-Bogdan Z.-T. HUMAINS

 

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