Que vous inspire la ville du Caire ? 

Le Caire est un véritable chaos organisé. La ville tout entière repose sur cet équilibre entre ordre et désordre. Il est présent dans le rythme de la vie quotidienne, mais constitue avant tout un trait de caractère de la mentalité égyptienne, dont la complexité dépasse l’entendement. La vision des Égyptiens sur la question des minorités, du rapport à l’autre, de l’intolérance m’échappe… Je suis incapable de comprendre la manière de penser de mon propre peuple. Récemment, je suis allé voir un film au cinéma. Assis devant une rangée de jeunes, je pouvais les entendre trépigner d’impatience en attendant la scène d’amour. Quand l’actrice va-t-elle enfin se déshabiller ? Mais lorsqu’elle est finalement apparue nue à l’écran, ils se sont tous scandalisés et ont demandé comment elle osait jouer ce genre de scènes. Voilà une illustration de la double manière de penser des Égyptiens. Elle est présente à tous les niveaux : social, politique, religieux… Lorsque les révoltes ont éclaté en 2011, les Égyptiens étaient tellement divisés que je ne pensais pas qu’ils parviendraient à s’entendre, à avancer vers un même but. Pourtant, la suite a montré qu’il existait une cohérence et une certaine logique.

En quoi Le Caire est-il différent d’Alexandrie ? 

Ce que j’aime au Caire, en tant que réalisateur, c’est sa double identité, à l’image de ses habitants. Des quartiers entiers de bidonvilles côtoient des gratte-ciel dignes de films de science-fiction. La ville offre un vrai métissage visuel, ce qui lui donne un charme unique. Quant à Alexandrie, elle a conservé, grâce à ses vieux bâtiments, un côté nostalgique que Le Caire a aujourd’hui perdu. Un héritage qui est désormais menacé par la construction massive de bureaux d’entreprises, de complexes immobiliers et de gigantesques malls (centres commerciaux). Je ne trouve plus une seule rue qu’il soit possible de filmer entièrement sans que mes yeux ne soient violés par un magasin moderne. 

Si vous deviez filmer Le Caire aujourd’hui, quel angle choisiriez-vous ? 

Je me concentrerais sur les différents types d’oppression qui accompagnent la vie des Égyptiens : l’oppression sociale, émotionnelle et religieuse, principalement. C’est d’ailleurs le thème que j’ai choisi pour ma prochaine fiction, Cairo Time, dont le tournage démarre cet été. Il s’agit d’une comédie noire divisée en trois parties, avec une touche d’absurde évoquant Beckett ou Ionesco. La première raconte l’histoire d’une actrice qui ne joue plus pour des raisons religieuses, la seconde, celle d’un jeune couple non marié qui fait l’amour sous la pression des policiers, et la dernière, celle d’un vieil homme jugé par ses enfants pour avoir choisi un mode de vie différent. Ce thème de l’oppression est assez commun chez les cinéastes égyptiens, qui l’abordent sous l’angle tantôt économique, tantôt politique. Je préfère l’angle social : l’oppression par le peuple sur lui-même.  

La disparition du réalisateur Youssef Chahine en 2008 a-t-elle engendré un déclin du cinéma égyptien ? 

Comme tous les domaines, le cinéma évolue sans cesse. La révolution des nouvelles technologies a accéléré la production cinématographique. L’Égypte avait l’habitude de sortir trois ou quatre films par an, pour les années les plus productives. Désormais elle en produit une dizaine chaque année. Les anciens ont du mal à s’adapter à ce changement, et une nouvelle génération est en train d’émerger. Elle est composée d’une dizaine de jeunes réalisateurs prometteurs qui ont tourné leurs premiers films en 2013, par exemple Amr Salama. Avant cela, il n’y avait eu depuis les années 1950 que quatre ou cinq cinéastes femmes. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus nombreuses à s’exprimer : Maggie Morgan (Egypt in the Eyes of Mair), Nadine Khan (The Outsider), Ayten Amin (Tahrir 2011) ou encore Heba Yosri (Nouvelle passion).
La production se diversifie. 

Quelle place pour le cinéma aujourd’hui en Égypte ? 

Le cinéma égyptien vit des moments difficiles pour des raisons évidentes. La crise économique a provoqué la chute de la production de films dits classiques, qui dominait dans l’ensemble du Moyen-Orient depuis toujours. Progressivement, des pays comme le Liban, le Maroc et Dubaï sont devenus plus compétitifs et se sont imposés sur le marché aux dépens de l’Égypte. Si le nouveau système de diffusion n’a rien arrangé, la révolution a fini d’achever le cinéma égyptien. Aujourd’hui, les réalisateurs se tournent de plus en plus vers le documentaire, le court métrage et les séries télévisées, là où la production est plus stable.  

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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