J’ai grandi au paradis, dans une ville au nom magique : Héliopolis. Une ville-jardin, créée en plein désert, qui était devenue une petite Alexandrie. Ces dernières décennies, à l’instar de sa grande sœur, elle a pris une telle extension, perdu tant d’accents, subi tant d’outrages, qu’elle est devenue méconnaissable. J’aurais peut-être dû, comme tant d’amis d’enfance, exilés au bout du monde, éviter d’y revenir et me contenter de vivre avec les souvenirs, embellis par le temps. Mais j’y suis retourné, sur la pointe des pieds, une fois, deux fois, dix fois… recherchant inlassablement un monde évanoui qui inspire mes livres. 

Héliopolis avait eu son heure de gloire dans l’Antiquité. C’est ici que l’on adorait le soleil en élaborant des doctrines religieuses pour toute l’Égypte. Cependant, en 1900, il ne restait plus rien de l’antique Héliopolis. Pas un temple, pas un arbre. Un Belge, le baron Empain, associé à un pacha égyptien, a choisi ce plateau désertique, au nord-est du Caire, pour y construire une ville nouvelle. Ce devait être une oasis de luxe, mais la conjoncture économique et les mystères de la cohabitation en ont décidé autrement. Héliopolis s’est très vite affirmée comme une ville plurielle, par les niveaux de richesse de ses habitants, par leurs origines nationales, leurs langues et leurs religions. Une ville cosmopolite, à l’image de l’Alexandrie d’alors.

On l’a dotée de vastes avenues, traversées par des jardins. On lui a inventé une architecture originale, mêlant l’Orient à l’Occident : arcades mauresques, villas de style italien, dômes arabes, maisons alignées, accolées et jumelées à l’anglaise… Tout cela selon un cahier des charges très strict : même la couleur des bâtiments (jaune clair) figurait dans le règlement. Et, finalement, une grande unité s’est dégagée de cet éclectisme.

Mosquées, églises et synagogues ont fait bon ménage. Une basilique catholique, copie réduite de Sainte-Sophie de Constantinople, a été plantée au cœur de cette ville à majorité musulmane. Un hôtel somptueux, l’Heliopolis Palace, a surgi des sables, pour devenir bien plus tard le siège de la présidence de la République.

Dans cette Égypte arabe, occupée par les Anglais, la langue française a longtemps tenu une place de choix. C’était particulièrement vrai à Héliopolis, à l’orée du désert, comme à Alexandrie, au bord de la mer. Pour nous, Levantins occidentalisés, il s’agissait de bien plus qu’une langue : c’était une identité, pour ne pas dire une patrie.

Enfant, j’étais scolarisé dans un établissement de la Mission laïque française, où j’apprenais les faits et gestes des Gaulois, qui n’étaient pas mes ancêtres. J’appartenais aux scouts Wadi El-Nil, qui saluaient en arabe les couleurs nationales. Je fréquentais l’Heliopolis Sporting Club, dont l’entrée était surveillée par un Anglais. Le samedi après-midi, nous allions voir des films américains, sous-titrés en deux langues, au Palace, au Normandy ou au Roxy. Notre magasin de jouets portait un nom grec et une enseigne en français. Je croyais déguster des gâteaux italiens chez Groppi, alors que son propriétaire était Suisse. Notre pédiatre était Syrien, notre photographe Arménien et notre portier originaire d’un village de Haute-Égypte. Nous nous fournissions en papeterie dans un magasin appelé Aux cent mille articles, qui pouvait appartenir à tout le monde.

Musulmans, chrétiens ou juifs, Égyptiens, étrangers ou égyptianisés, nous vivions côte à côte. On se fréquentait, on était volontiers amis, mais, sauf exception, cela n’allait pas jusqu’au mariage. Chacun appartenait à sa communauté et se définissait par son origine nationale ou sa religion. Cela n’avait rien à voir avec ce qu’on appelle en Europe l’assimilation ou l’intégration, ni avec le melting-pot à l’américaine.

À la fin des années cinquante, Héliopolis comptait déjà plus de 150 000 habitants, mais c’était une ville paisible, aérée, boisée, loin des bruits et des fumées du Caire. On voyait encore des troupeaux de chèvres traverser ses rues. Il y régnait un air permanent de vacances, surtout à partir du printemps, quand le parfum des fleurs se mêlait à celui du gazon fraîchement tondu. Les soirées d’été, bercées d’un petit vent tiède, s’étiraient délicieusement.

La crise de Suez en 1956 est venue tout briser. Les résidents français et anglais ainsi que de nombreux Juifs ont été expulsés d’Égypte. Un changement de climat politique a conduit ensuite de nombreux Grecs, Italiens, Arméniens ou Syriens à quitter le pays. Héliopolis a été privée ainsi d’une partie de son âme. Par la suite, de nouveaux habitants sont venus s’y installer. Victime de son succès, la ville n’a cessé de croître, dans toutes les directions, grignotant un désert sans limites. Quelques magnifiques immeubles du centre ont été flanqués d’étages en béton. Des 4 × 4 rutilants s’entassent dans les ruelles, à côté de guimbardes poussiéreuses d’un autre siècle. Téléphone portable à l’oreille, des jeunes filles voilées déambulent dans des centres commerciaux ultramodernes… C’est une autre ville désormais, où de nouvelles générations se fabriquent d’autres souvenirs, sans doute avec la même ferveur que jadis. 

Qui aurait cru qu’Héliopolis prendrait le relais de la place Tahrir ? En juin 2013, d’innombrables manifestants ont cerné le palais présidentiel, réclamant la destitution de l’islamiste Mohamed Morsi.

Héliopolis est devenue, comme Alexandrie, une ville totalement égyptienne, mais qui garde l’empreinte de son passé cosmopolite. Minarets et clochers s’y partagent toujours le ciel. « L’esprit héliopolitain » n’a pas disparu, même si personne n’est en mesure de le définir. 

Non, la ville-jardin d’hier n’est pas tout à fait morte. Dans de brefs moments de grâce, elle revient, comme un fantôme, et je me retrouve, l’espace de quelques instants, un demi-siècle en arrière. Je suis et reste citoyen d’Héliopolis.

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