Il est des mots que l’on entend depuis toujours sans vraiment les écouter. Surtout lorsqu’ils sont aussi agaçants qu’horloge biologique. Dans cette métaphore du temps qui passe se niche une telle accumulation de sous-texte exaspérant qu’elle justifie qu’on la rejette ou, à défaut, qu’on l’ignore le plus longtemps possible. Ce fut en tout cas ma position pendant des années. L’angoissée de la routine que je suis a toujours refusé d’accomplir quoi que ce soit à heure fixe, simplement parce que c’était censé être le moment. Le faire pour assurer ma descendance ou vérifier ma supposée date de péremption a donc logiquement été très vite inenvisageable. Pas plus que je n’aimais entendre le réveil sonner pour aller au lycée, je n’ai voulu prendre rendez-vous avec mon corps, au prétexte que les aiguilles s’étaient placées sur un chiffre ou un autre. Par ailleurs, que serait venue faire la nature dans ma vie urbaine essentiellement faite de culture ? Tous ces livres lus, ces films vus et ces pays parcourus pour que finalement mon appareil reproductif siffle la fin de la récré au moment où je ne lui avais rien demandé ? Merci, mais non merci. C’est ainsi que longtemps, les mots ont continué de glisser sur mes oreilles sans réellement résonner ; après tout, quand on est une femme, esquiver les allusions à son corps est une habitude solidement ancrée, et à peine évoquée. L’horloge biologique a eu vite fait de rejoindre sous le tapis les mots règles, rondeurs et autre douceur innée supposée. J’avais beau entendre la locution, je n’y prêtais pas attention, encore moins quand elle était brandie comme une menace ou, pire, comme l’expression d’une misogynie primaire signifiant qu’il était grand temps de rentrer à la maison.

Puis est arrivé un jour où, pour la première fois, j’ai distingué précisément ces deux mots, comme si je ne les avais jamais entendus auparavant. Après avoir identifié leur phonétique, j’ai pu leur attribuer un sens. Je date ce basculement du jour où j’ai compris qu’autour de moi certains couples ne parvenaient pas à avoir leur premier enfant. La dimension abstraite du temps qui passe, jusqu’alors planquée dans le terme d’horloge biologique, s’est soudainement matérialisée. Tout à coup, d’autres mots que j’avais l’impression de ne jamais avoir vraiment entendus ont fait leur apparition et ne m’ont plus lâchée. Fécondation in vitro. Don de gamètes. Stimulation ovarienne. Des mots que je connaissais par cœur revêtaient, eux, subitement un sens différent. Cycle menstruel. Spermatozoïdes. Test de grossesse. Plus j’avance dans la trentaine, plus le champ lexical de la romance cède la place à celui de la médecine. Dorénavant, l’horloge biologique est audible. Son tic-tac a réussi à s’imposer en même temps que la nature ressurgissait face à la culture. C’était donc ça que je refusais d’entendre : cette pression exacerbée sur les choix que je ferais dans les trois, quatre, cinq prochaines années. Cette désagréable sensation que l’entonnoir s’est resserré et que le champ des possibles s’est réduit. Cette sourde angoisse d’être en train de passer à côté de quelque chose de fondamental. À moins que.

À moins que la science ne me donne un coup de pouce, en m’autorisant à mettre sur pause le vieillissement de mes gamètes dans un congélateur, le temps que je me réconcilie avec les aiguilles de l’horloge. À moins que la loterie de la procréation tardive ne joue en ma faveur et déjoue les statistiques. À moins que j’accepte d’écouter le satané tic-tac sans le laisser me gâcher la vie. À moins tout simplement que j’introduise d’autres mots dans mon vocabulaire. Des mots comme choix, émancipation, insoumission ou liberté. Affranchissement et même empowerment. Leur sens aussi se révèle à moi à mesure que mon appareil reproductif vieillit. Me réapproprier ce langage et jeter ces questionnements sur la table en en faisant un livre me permet non seulement d’inverser la perspective mais également de prendre conscience que je ne suis pas seule dans cette bataille intérieure. Mon parcours individuel n’est que le reflet de mille parcours de femmes en proie à ce tiraillement, et ma parole personnelle doit absolument devenir une conversation collective. Et si, plutôt que de nous soumettre au diktat de notre destin biologique, nous reprenions notre destin générique en main ? En choisissant d’autres horizons que la parentalité, en en redessinant les contours, en investissant tous les champs de nos vies modernes qui ne se limitent heureusement pas à un utérus. On avait parlé d’un plan A, ce sera un plan B. Telle autoroute est fermée, la bretelle n’est finalement pas si mal. Après tout, quoi de plus excitant que de passer par la fenêtre quand la porte est close ? Finalement ce sont tous ces possibles inexplorés que je découvre en refusant de me laisser intimider par l’horloge biologique et en m’écartant des scénarios écrits d’avance. L’espace qui s’offre à moi, à nous, n’est plus seulement sémantique, il est fait d’opportunités à saisir et de modèles alternatifs à inventer. La page blanche est là, il est grand temps d’y inscrire de la nouveauté. 

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