L’Iran est devenu une puissance influente dans le Moyen-Orient arabe à la suite de l’expédition militaire américaine en Irak de 2003 ; son hégémonie régionale supposée est l’un des prétextes invoqués par le président Trump pour dénoncer l’accord sur le nucléaire de juillet 2015 et réimposer des sanctions économiques dures. Or un pays comme l’Iran, qui entend sortir de son autarcie et de son isolement international, est très sensible à des mesures qui le coupent du marché mondial. 

Économie

L’autre raison, non clamée, de cette brutale décision est de bloquer l’émergence d’un État dont le poids économique était en 1989 équivalent à celui de la Turquie et qui, en 2015, s’est trouvé réduit par les sanctions à la moitié du PIB turc. Ce recul souligne la réalité d’une économie en panne de modernisation. Cette dernière ne peut sortir de son état de ruines que par l’apport de capitaux étrangers désormais compromis alors que, dans les douze mois suivant l’accord du 14 juillet 2015, près de 250 projets d’investissements étrangers avaient été conclus par une dizaine de pays d’Europe et d’Asie pour un montant de 130 milliards de dollars dans des secteurs essentiels (hydrocarbures et énergie, transports et automobiles, infrastructures, mines, santé). 

Les mesures imposées par le pouvoir trumpien vont ainsi affecter gravement la relance de l’économie en contrecarrant la priorité absolue du régime : mettre à niveau un pays où l’état des infrastructures est critique. Les sanctions visent aussi à empêcher le président Rohani de répondre aux aspirations d’ouverture et de réforme d’une société urbaine avancée, qui produit chaque année autant d’ingénieurs diplômés que les États-Unis (respectivement 234 000 et 238 000 selon l’Unesco), où Maryam Mirzakhani a été la première femme à obtenir la médaille Fields de mathématiques, et qui envoie deux films en sélection à Cannes. Deux tiers des membres du gouvernement iranien sont titulaires d’un doctorat, d’ailleurs trois d’entre eux ont été formés dans des universités américaines. Gageons que ces atouts renforceront la résilience de la société et ses capacités à déjouer les sanctions occidentales. 

Si les Européens, qui finiront par s’aligner sur Washington, faisaient preuve d’imagination et d’audace, ils pourraient nouer un partenariat avec l’Iran dans des domaines cruciaux et échappant aux sanctions : la lutte contre la pollution qui empoisonne l’air des villes dans un pays urbanisé à 80 % ; la réduction de l’engorgement des métropoles embouteillées ; la protection des ressources hydrauliques iraniennes face à un stress hydrique quotidien ; la médecine et la santé publique qui souffrent de l’embargo sur les ventes de médicaments ; l’excellence universitaire via des bourses d’études libellées en euros.

Défense

Les faiblesses militaires de cette puissance régionale ne sont pas moindres. Le budget de la défense est de l’ordre de 16 milliards de dollars, contre 22 pour Israël et 71 pour l’Arabie saoudite. Les forces armées (Artesh, armée régulière, et Sepah, corps des Gardiens de la révolution) disposent de matériels très anciens (25 ans pour ceux fournis par la Russie, 40 à 50 ans pour ceux d’origines américaine et britannique), dont seulement une trentaine d’avions en état de marche, au service d’une stratégie défensive. 

Rien de comparable, donc, aux équipements ultramodernes des adversaires pressentis, livrés par les États-Unis et la France. La capacité offensive de l’Iran est formée par son seul arsenal balistique, avec trente missiles Shahab-3 d’une portée de 1 800 kilomètres et d’une précision aléatoire. La baisse de la croissance économique va freiner la hausse du budget de la Défense et l’acquisition de capacités de défense et de projection. La place économique et politique des deux générations de Pasdaran, les anciens combattants de la guerre Iran-Irak et la jeune garde engagée en Irak et en Syrie, devait être réduite par l’ouverture prônée par Rohani. Mais le souci de préserver l’influence de l’Iran en Irak (pour que cet État ne soit plus jamais une menace), au Liban (le Hezbollah comme force de dissuasion face à Israël), en Syrie (le seul allié) et dans le golfe Persique (pour contrôler le détroit d’Ormuz) demeure intact, même si les opérations extérieures coûteuses en Syrie ont été dénoncées lors des manifestations de décembre 2017. Le rapport régional des forces militaires n’est donc pas favorable à l’Iran, qui agit surtout en Syrie et en Irak par le biais de milices chiites armées et de clientèles politiques.

Géopolitique

Sur le plan stratégique, l’Iran n’a pas d’allié de poids, malgré des liens commerciaux et scientifiques étroits avec l’Inde. La Chine est un partenaire commercial de premier plan mais qui ne voudra pas se substituer aux Européens pour répondre aux besoins d’investissement de l’Iran, car ses échanges avec ce pays sont dix-sept fois moindres que ceux qu’elle a avec les États-Unis, aux sanctions desquels nombre de firmes chinoises sont exposées. Tout en soutenant l’accord sur le nucléaire, dit JCPoA, la Chine n’a pas l’intention de s’engager dans la création d’un ordre régional au Moyen-Orient car elle dépend à égale mesure des hydrocarbures iraniens et saoudiens.

La Russie est un allié de circonstance en Syrie, mais continue de représenter une méfiance historique profonde pour l’Iran, en raison de sa poussée séculaire vers la mer Caspienne et de son ascendant en Syrie. Moscou laisse toujours carte blanche à Tsahal lors des interventions israéliennes contre ses alliés Pasdaran. La Russie pourrait offrir le moment venu un canal de discussion avec Israël. Ce dernier entend conserver sa primauté stratégique absolue et son monopole nucléaire et cherche, à bon droit, à imposer par ses frappes récentes des lignes rouges à la présence militaire de la République islamique en Syrie. Une logique de dissuasion mutuelle semble prévaloir. Le jour où un gouvernement israélien clairvoyant comprendra que son intérêt à long terme est dans une alliance avec l’Iran est encore lointain.

Les offres iraniennes de dialogue avec Riyad ont été récusées au prétexte que l’Arabie saoudite, qui se sent en réalité menacée par la modernité d’une partie de la société iranienne et sa capacité d’émergence rapide, n’entend pas discuter d’affaires arabes avec l’Iran. Ces deux pays détiennent pourtant la clé d’un apaisement régional. Quant aux États-Unis, toute discussion est exclue durant le mandat de Trump. Alors que la Corée du Nord peut compter sur le soutien de la Chine dans les négociations qui vont s’ouvrir, ce qui écarte le risque de passage à l’acte après les rodomontades militaires, il n’en va pas de même de l’Iran. Cet État est seul sur le plan stratégique. Sa situation à la charnière de l’Occident et de l’Orient est pourtant un atout réel, mais il ne peut servir que par temps calme.

Dans un Moyen-Orient en crise permanente, où le seul accord international signé depuis Camp David en 1978 (entre Israël, l’Égyte et les États-Unis) était celui de 2015 sur le nucléaire iranien, la décision de Trump est non seulement une erreur qui génère de nouvelles tensions, mais aussi un signe désespérant du peu de volonté des Occidentaux de s’impliquer de manière positive dans la création d’un ordre régional moins instable. Les Européens, quant à eux, restent perçus à Téhéran comme un village dont le chef est à Washington. Mais, courtois et raffinés, les négociateurs iraniens n’en diront rien. 

 

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