Tom et Philip. Roth et Wolfe. En huit jours, ils s’en vont, les octogénaires talentueux, raconteurs d’un pays sauvage, contradictoire, fascinant et repoussant, ils s’en vont, ces manieurs d’ironie, dérision, empathie, sarcasme et passion. Ils ne se ressemblent guère, et pourtant, ils sont frères en littérature. L’écriture les a épuisés, mais ils ne pouvaient pas vivre sans elle. 

Alors voilà : il y a le gentleman blanc du Sud, né à Richmond, en Virginie, là où la douceur des paysages masque la violence des préjugés raciaux, et il y a le Juif de Newark, dans le New Jersey, là où la tranquillité des petits bourgeois dissimule les frustrations sexuelles. Tous deux, dans des chemins parallèles, qui ne se croiseront pas, vont contribuer à peindre l’Amérique, la caricaturer, la fouiller, la dénuder, la révéler à elle-même. Ils vont s’y prendre chacun à leur manière. 

Voyons la manière de Wolfe. Il va se servir de ses années de journalisme pour inventer un langage, parfaire l’art de la prise de notes, l’obsession du détail, du geste, du mot, du comportement. Il appartient à cette phalange légendaire qui, depuis les bureaux du New York Herald Tribune, du New Yorker, de Esquire, établit les nouvelles tables de la loi journalistique : se mettre à la place des personnages décrits, dans leur tête ; n’épargner personne ; l’œil et l’oreille doivent être critiques, précis, capables de voir et d’entendre les incongruités, les simagrées, les ridicules. Utiliser la force d’un dialogue, vrai, cru, et donner ensuite à la vérité du vécu les habits de la fiction. Wolfe, même s’il se réclame du sociologue Max Weber, même si ses études et sa culture auraient pu le conduire vers l’analyse introspective, décide de s’en tenir au béhaviorisme, à l’attitude, aux accessoires, à son imagination pour des évènements qu’il s’ingénie à rendre compliqués, inextricables. Il possède la vivacité lucide et constante du reporter – celui qui rapporte –, à quoi il ajoute le dépeçage des snobismes et des bien-pensances. Avant beaucoup d’autres, Wolfe aura su révéler le politiquement et culturellement correct. L’intelligentsia new-yorkaise le détestait. Updike et Mailer le vilipendaient. Il était trop « commercial » pour eux, trop show off, et surtout, trop « réactionnaire ». Wolfe acceptait ce mot dans sa signification d’origine : réagir à quelque chose, quelqu’un. Il refusait la pensée dominante. Quand on voudra plus tard, comprendre ce qu’était l’Amérique des années 60 à 90 du XXe siècle, il faudra aller chercher Tom. 

Pour Roth, il n’y a aucune hésitation. C’est le « grand écrivain » par excellence. Il a, par sa passion d’écrire, l’intelligence prospective et intuitive de son ego, la vigueur de son humour, construit une œuvre qui domine celle de ses contemporains. La Tache est selon moi, avec Le Complot contre l’Amérique, ce qu’il aura fait de plus violent et de plus dérangeant sur les maladies de son époque : le puritanisme, la bonne conscience, l’hypocrisie sociale, le panurgisme. Roth va traverser le temps et les décennies à la recherche permanente de son identité : qui suis-je, où en suis-je, d’où je viens, vers où je vais, et comment, après l’énergie inépuisable de la vie et du sexe, je me dirige vers le « massacre de la vieillesse » ? En ce sens, il est universel. Quand on voudra, plus tard, comprendre l’état de l’Amérique dans les années 40, 50, 60, 80, 90 du XXe siècle, il faudra aller chercher Roth. 

Roth et Wolfe. Destins parallèles. Œuvres dissemblables. Objectifs similaires. Les comparer serait vain. Les relire et les comprendre demeure nécessaire. 

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