Rendre une copie sur la dictée quand on est professeur de Lettres, cela devrait couler de source ! Pourtant, à l’image de mes élèves à l’annonce de l’exercice en question, j’ai certaines réticences. C’est que ma propre orthographe lexicale subit quelques altérations ces dernières années. Le feutre Velleda demeure parfois dangereusement suspendu au-dessus du tableau blanc face à une double consonne récalcitrante. Il faut dire que désormais, je fréquente davantage les productions de mes petits que les grands classiques. Mais passent encore les scrupules qu’un traitement de texte consciencieux me signalera d’une petite vague rouge. Il y a bien pire : oserais-je m’exposer au courroux institutionnel, à la mauvaise note ministérielle, en avouant qu’après huit années d’enseignement heureuses et constructives, je ne sais fichtrement pas quoi faire pour améliorer l’orthographe de mes classes ? Alors que je me réjouis quotidiennement d’un apprentissage vivifiant et renouvelé du français, je baisse honteusement les yeux sur la question orthographique. Pas de renoncement pourtant. Nous étions même quelques-uns à suivre cette année une formation spécialement proposée pour nous offrir des solutions – que dis-je, des pistes de réflexion. 

Pas normande pour deux sous, me voilà pourtant partagée entre un refus catégorique de céder au discours alarmiste et réactionnaire face à des générations qu’on dit sacrifiées, et mon goût pour cette matière que je veux enseigner avec une ambition rigoureuse, dont j’aime les formes orales autant qu’écrites. Comment transmettre ce plaisir inouï de manier une langue jusque dans ses recoins les plus subtils face à cette question, somme toute parfaitement recevable : « Mais, madame, quelle importance tant qu’on me comprend ? »

Bien sûr, on peut rétorquer éternellement les mêmes arguments. L’orthographe se fait à la menace : « Vous avez une dictée et une réécriture au brevet ! » ou, plus insidieux, lorsqu’on en vient à évoquer les critères disqualifiants de l’entrée dans la vie professionnelle : « Et ta lettre de motivation, tu y penses ? » On peut surtout se rendre plus heureusement aux incitations à la bienveillance qui nous invitent à parler d’« erreurs » ou de « tentatives » plutôt que de fautes lourdement culpabilisantes.

Les neurosciences vont d’ailleurs dans ce sens, qui nous expliquent tout un tas de choses passionnantes : surcharge cognitive de l’élève ne lui permettant pas de mener les deux tâches concomitantes de la réflexion-imagination et de la correction de son texte (une seconde lecture permettra alors d’amender le premier jet) ; étude des mouvements des yeux qui montrent chez un « scripteur expert » une oscillation permanente permettant de s’assurer du bon respect de la chaîne d’accords, chaîne devenue beaucoup plus lâche pour nos bambins, etc. Ces études sont infiniment précieuses pour comprendre les mécanismes, mais ne proposent pas – dans un premier temps du moins – une solution miracle aux professeurs désemparés. 

Alors on bricole, et ça marche plutôt bien : les rédactions font l’objet d’une double correction, la première s’intéresse au fond, la seconde signale un point précis d’orthographe grammaticale à améliorer (les homophones, par exemple, ou la conjugaison du passé simple). La dictée traditionnelle se transforme en dictée-débat. Les élèves notent le texte seuls d’abord, puis sont invités à travailler à plusieurs. Comme l’enseignant ne relèvera qu’une copie par groupe, ils doivent comparer les formes, débattre de l’accord d’un participe passé ou d’un sujet inversé. Ils explicitent la démarche orthographique. Et c’est là précisément qu’on touche le vif du sujet, le point qui laisse tous les professeurs pantois : on s’aperçoit que les règles sont sues ! Qu’on cesse donc de taper sur l’école primaire qui ne ferait pas bien son boulot d’apprentissage des fondamentaux ! Oui, la théorie est connue mais les élèves ne parviennent pas à l’appliquer dans leur pratique de l’écriture. L’élève a bien conscience que le système syntaxique français est soumis à une contrainte. Elle est floue, elle fait un peu, voire très peur, mais elle plane au-dessus de chaque tête. « D’accord, madame, c’est un pluriel, je sais bien qu’il faut faire quelque chose mais quoi ? c’est s ou c’est e-n-t ? » Impossible de reconnaître les constituants de la phrase, de différencier le nom commun du verbe. À force d’avoir cloisonné l’enseignement de la langue, nous avons fait des élèves dont les compétences sont entassées dans de petites cellules bien trop hermétiques. Il est bien loin le fantasme du tronc commun et l’idéal de la transversalité.

Alors la dictée, nous dit-on dans les nouvelles circulaires, c’est tout à la fois l’attention portée au vocabulaire, au lexique et à la grammaire. C’est tout à fait juste. Et le muscle grammatical à toutes les chances de se renforcer si la pratique est plus assidue. Mais après ? Les élèves appliqueront-ils pour autant mieux les règles dans leurs productions personnelles ? Comment allons-nous alléger leur surcharge cognitive en dehors de cet exercice spécifique ? Une élève évoquait l’autre jour non le « schéma » mais le « chemin » narratif : qu’on m’explique alors comment faire pour, pas à pas, accompagner nos enfants vers le goût d’une langue jolie jusque dans ces lettres muettes, jusque dans le mouvement de la main qui vient d’une boucle clore une pensée construite. Oui, qu’on m’explique. Autant que mes élèves, j’ai envie d’apprendre. 

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