À quand remonte l’avènement de la dictée dans l’enseignement français ?

L’introduction officielle de l’orthographe et de la dictée dans les programmes scolaires a eu lieu le 25 avril 1834, lors de la parution du Statut sur les écoles élémentaires communales. Un document signé François Guizot, ministre de l’Instruction publique du roi Louis-Philippe. Cette introduction est très laconique et toute centrée sur la dictée, sous l’appellation : « dictées pour l’orthographe ». Un point, c’est tout. L’introduction officielle de la dictée est donc bien antérieure au moment « ferryste » des années 1880 avec l’instauration de l’École de la IIIe République. C’est à tort que la dictée est souvent identifiée à cette période, non sans une certaine nostalgie…

À cette époque, la promotion de la dictée concerne-t-elle tous les enseignements ?

Elle concerne ce qu’on appelle l’école des enfants du peuple, à savoir le « primaire », de 6 à 13, puis 14 ans. En revanche, elle ne touche pas l’école des privilégiés socioculturels qui fréquentent, eux, les établissements du « secondaire », depuis les classes élémentaires jusqu’à la terminale.

La dictée, à l’origine, est donc réservée aux plus jeunes ?

En effet. La discipline reine du « secondaire », c’est le latin, que l’on enseigne alors dès les classes élémentaires. La question de l’orthographe française y est peu présente et encore moins la dictée, qui ne figure d’ailleurs pas parmi les épreuves de l’examen emblématique qu’est le baccalauréat. Cette absence peut expliquer que, selon l’écrivain Albert Duruy, fils de l’ancien ministre de l’Instruction publique Victor Duruy, « l’orthographe des étudiants en lettres est si défectueuse que la Sorbonne s’est vue réduite à demander la création d’une nouvelle maîtrise de conférences, dont le titulaire aurait pour principale occupation de corriger les devoirs de français des étudiants de la faculté de lettres ». Une observation que je tire de son ouvrage L’Instruction publique et la démocratie, paru en 1886.

Comment expliquer la place éminente de la dictée dans le primaire ?

Avant tout, du fait qu’à partir de la monarchie de Juillet et de la généralisation des écoles normales primaires de garçons par la loi Guizot de juin 1833, l’orthographe devient la discipline reine de la formation et surtout de la sélection des instituteurs. Elle est sa distinction et sa fierté. L’épreuve couperet du brevet de capacité, c’est-à-dire l’examen qui donne le droit d’enseigner dans le primaire, est une dictée. L’élimination est prononcée au-delà de trois fautes. Comme nous avons souvent tendance à reproduire ce qui nous a faits comme ce qui nous a été infligé, surtout lorsque la sélection a été rude, on ne sera pas étonné du rôle ultérieur de la dictée dans l’examen emblématique du certificat de fin d’études primaires, avec là encore son épreuve décisive : une dictée où l’élimination est cette fois prononcée au-delà de cinq fautes.

Les ministres de l’Éducation nationale ont tendance à se réclamer de Jules Ferry. Quelle était sa position ?

Contrairement à une légende tenace, Jules Ferry a tenté de diminuer la forte pression de l’orthographe et de la dictée dans l’enseignement primaire. D’abord dans la sélection des instituteurs. « Mettre l’orthographe, qui est une des grandes prétentions de la langue française, mais prétention parfois excessive, au premier rang de toutes les connaissances, ce n’est pas faire de la bonne pédagogie, déclare-t-il au Sénat le 31 mars 1881. Il vaut mieux, poursuit-il, être capable d’écrire une lettre, de rédiger un récit, de faire n’importe quelle composition française, dût-on même la semer de quelques fautes d’orthographe. » Peu après, au congrès des directeurs d’école normale et des inspecteurs primaires, il précise encore ceci : « Aux anciens procédés qui consument tant de temps en vain, à la vieille méthode grammaticale, à la dictée – à l’abus de la dictée –, il faut substituer un enseignement plus libre, plus vivant, plus substantiel. »

Mais quand on parle de « dictée », de quoi parle-t-on exactement ? 

Au tout début du XIXe siècle, les « cacographies » ont précédé la « dictée ». Elles ont eu beaucoup de succès vers la fin du Premier Empire. Il s’agissait d’ouvrages comprenant des mots, des phrases et des textes à rétablir dans leur orthographe juste. On faisait valoir que ce type d’exercice favorisait une attitude active, voire réfléchie de la part des élèves, plutôt que la mise en œuvre d’automatismes non éclairés. Mais, à partir des années 1830, les « cacographies » ont été pourchassées au profit de la dictée : on invoquait alors le risque pour l’enfant de mémoriser l’erreur plutôt que sa correction. La dictée est finalement apparue comme une réponse incontournable et elle reste plébiscitée dans l’opinion française.

À tort ?

Depuis le début, la dictée n’a cessé de poser question. Quels types de textes choisir ? À quel rythme en faire ? Quelle préparation, en classe ou à la maison ? Selon quel enchaînement et quelle progression ? Des progressions syntaxiques ou lexicales ? Et fondées sur quels principes ? Quel rôle réserver en la matière à la grammaire ? Qui corrige les fautes ? Et que corrige-t-on ? Il y a eu et il y a encore de nombreuses valses-hésitations à propos de toutes ces questions.

Que pensez-vous du retour à une dictée quotidienne en primaire lancé par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer par le biais de récentes circulaires ?

C’est une injonction d’une simplicité biblique. Elle ne peut que lui rapporter des bénéfices politiques dans un pays phare pour l’organisation de championnats d’orthographe, à la manière de la fameuse dictée de Bernard Pivot. La dictée conserve dans les mémoires une aura plus ou moins mythique. Mais cette décision du ministre risque d’agacer, voire d’irriter nombre d’enseignants qui n’ont pas attendu ce « rappel à l’ordre » pour mettre en œuvre l’apprentissage de l’orthographe. Avec le souci effectif qu’il soit le plus opérationnel possible, en tenant compte des caractéristiques de leurs élèves, des formations et compétences effectives qu’ils peuvent avoir reçues. 

En quoi la dictée peut-elle avoir une vertu positive ?

Je ne peux répondre qu’en historien. Si la dictée a traversé les siècles, sans bronca du côté des praticiens que sont les enseignants et les inspecteurs, c’est qu’elle a montré son utilité. Mais de quelle dictée parle-t-on ? Il n’est pas certain que l’utilité soit maximale au regard d’autres types ou formes d’apprentissage. 

On ne peut nier en revanche l’importance de bien écrire, notamment pour obtenir un emploi ? 

C’est vrai. Et c’est plus vrai en France qu’ailleurs, vu notre attachement ancien à la langue et à l’orthographe. Mais cette exigence va-t-elle durer ? Souvenons-nous de la lutte extraordinaire, à la fin des années 1950, pour garder les pleins et les déliés. La bataille a été farouche contre l’emploi des stylos-bille. Il fallait conserver la fameuse plume Sergent-Major, apparue dans les débuts de la IIIe République, qui garantissait cette graphie ! De la même façon que l’écriture a abandonné les pleins et les déliés, les technologies modernes vont nous amener à relâcher notre surveillance en matière d’orthographe.

Qu’entendez-vous par là ?

Si on écrivait encore à la main, on n’enverrait pas des textes sans avoir bien vérifié notre orthographe. Or, avec les mails, on laisse passer des fautes. On accepte ce qui peut apparaître comme de simples erreurs typographiques, alors que nous commettons sûrement des fautes d’orthographe. La belle écriture a été balayée par le stylo à bille. Le même phénomène risque de se produire pour l’orthographe, sous couvert de changements technologiques. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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