Quelles grandes tendances observe-t-on en matière d’évolution démographique dans l’espace rural ?

C’est d’abord la chute du monde agricole. Les agriculteurs sont devenus minoritaires dans l’espace rural, dont ils ne représentent plus que 6 % des actifs. 

Pouvez-vous préciser qui sont aujourd’hui les ruraux ? 

La catégorie sociale la plus représentée dans le monde rural, ce sont les ouvriers. Ils constituent 32 % des actifs, contre 24 % à l’échelle nationale. Les activités de fabrication industrielle se localisent surtout dans les espaces ruraux ou périurbains, alors que les grandes villes accumulent les métiers relevant des activités de recherche, gestion et décision. Les cadres sont donc très urbains : ils ne représentent que 6 % des actifs de l’espace rural, contre 15 % au niveau national. L’autre figure très forte des campagnes, c’est bien sûr la personne âgée : elles comptent 32 % de plus de 60 ans, contre 23 % dans l’ensemble de la France métropolitaine. 

Peut-on parler d’une percée des néoruraux ? 

Non, ou alors très faible. Le mouvement néorural existe depuis les années 1970. Il reste très minoritaire. Là où la démographie est réellement dynamique, c’est dans le périurbain, cet espace où plus de 40 % des actifs travaillent dans les pôles urbains, et qui attire surtout des jeunes actifs des classes moyennes. 

Assiste-t-on à la fin de la désertification des campagnes ?

La grande chute de population qu’on a connue dans l’espace rural à partir des années 1950 est quasi enrayée. Mais dans cet espace habitent toujours des populations plus âgées et moins qualifiées que dans l’urbain et le périurbain, et proportionnellement plus populaires. Depuis les années 2000, le solde migratoire y est légèrement positif, de l’ordre de 0,7 %. C’est une tendance fragile. D’autant que le solde naturel, lui, reste négatif. Le grand changement depuis les années 1970, c’est le périurbain.

Pourtant ces zones peuvent ressembler à ce qu’on appelait auparavant le rural.

Oui, et cela donne une vision particulière de la France d’aujourd’hui. Par exemple, il n’existe plus officiellement de territoires ruraux en Île-de-France. Tout ce qui n’est pas urbain y est périurbain, au sens où plus de 40 % des actifs travaillent dans le pôle parisien. Certains endroits ressemblent pourtant fortement à du rural, mais la physionomie est différente : on y voit beaucoup plus de zones pavillonnaires que dans le rural éloigné des villes. 

Qu’en déduisez-vous quant à la perception de l’espace rural en France ?

Cela correspond à une métropolisation réelle – la France est devenue très urbaine en termes démographiques – et symbolique : on entérine le fait que c’est dans les villes que les choses se passent. Le rural a toujours été mesuré par défaut. Mais dans les années 1960, période de forte croissance et de vision très républicaine de l’espace national, les politiques publiques équipaient l’ensemble de la France : sur la lancée de l’après-guerre, on continuait de construire des collèges dans les bourgs ruraux, et on a vu apparaître des centres sociaux en zone rurale comme ailleurs, des MJC (maisons des jeunes et de la culture), des mille-clubs. Cette approche républicaine a eu cours jusqu’aux années 1980. Les choses ont changé avec le début des troubles dans les banlieues. On a créé un ministère de la Ville, on a spatialisé les problèmes sociaux. Résultat : on recentre les services hospitaliers. Idem pour les centres des impôts, les services postaux, les gendarmeries, les institutions d’encadrement des populations. D’où un certain sentiment d’isolement que l’on voit apparaître à la campagne. Le marronnier des journaux régionaux, ce sont les fermetures de classes dans les communes rurales.

Ce sentiment d’abandon correspond-il bien à une réalité ?

Oui. C’est une réalité objective. J’ai réalisé des études de terrain quand Rachida Dati, alors garde des Sceaux (2007-2009), avait restructuré les services judiciaires. Un bourg de 5 000 habitants avait subi coup sur coup la fermeture des services de chirurgie et de maternité de son hôpital, et le déplacement de son tribunal d’instance dans le bourg voisin. On avait alors assisté à la plus grosse manifestation populaire jamais vue dans cette ville de droite. 

Selon vous, ce phénomène connaît-il un recul ?

Non, il ne cesse de s’aggraver car, malgré les changements de gouvernements, il faut beaucoup de temps pour que les politiques publiques s’infléchissent. Et aucun de nos dirigeants n’a remis en cause la logique de la révision générale des politiques publiques (RGPP), initiée en 2007. Elle est pourtant à la base de ce processus. La systématisation des intercommunalités renforce le sentiment de dépossession.

De quelle manière ?

Les petites communes rurales doivent à présent être intégrées dans une intercommunalité. Elles ont perdu de leur pouvoir en raison des délégations de compétences. Cela pose des questions en matière de représentation politique : en effet, les maires se trouvent maintenant davantage éloignés de la prise de décision. Leur fonction est déqualifiée. Ceux qui vont vraiment décider sont les délégués intercommunaux, lesquels sont désignés et pas élus. Cette concentration des pouvoirs entraîne un besoin de compétences nouvelles, que ne possèdent pas forcément les maires ruraux traditionnels. La sociologie des élus évolue en conséquence : alors que, depuis les années 1950, les maires et les conseillers municipaux venaient massivement des milieux populaires ou agricoles, à présent ce sont les cadres, plus formés, qui prennent le pouvoir dans les intercommunalités. Un schéma semblable à celui de la ville, qui entraîne un nouvel équilibre : au sein d’une même « interco », certains bourgs vont concentrer les services, au détriment des autres.

L’offre de logements sociaux change-t-elle le profil de la population rurale ?

La période massive de construction de ces logements remonte aux années 1960, avec les offices publics HLM départementaux. Ils ont accompagné le premier mouvement d’accession à la propriété des classes populaires avec des petits immeubles collectifs. Des populations précaires ont également pu louer des pavillons, ce qui leur a permis de vivre dans une maison avec un jardin, à défaut de pouvoir en devenir propriétaires. Ce mouvement stagne depuis les années 2000-2010. 

On dit pourtant qu’il y a moins de chômage à la campagne…

Il n’y a pas plus d’emplois qu’en ville ou dans les banlieues défavorisées, mais, dans une économie locale souvent pauvre en emplois et en qualifications, les réseaux jouent en faveur de ceux qui restent. Si on a un capital d’autochtonie, une insertion locale plus forte que d’autres, on va plus facilement trouver un emploi. C’est ce capital d’autochtonie qui se construit à travers l’implication dans la vie publique : conseil municipal, clubs sportifs, corps des sapeurs-pompiers… cette superposition des sociabilités est importante. Même si elle ne peut rien contre la désindustrialisation continue de certains territoires. 

Si le monde rural semble attractif, pourquoi son image est-elle aussi dégradée ?

Ce n’est pas nouveau. Le rural est toujours perçu comme l’envers du décor. Dès lors que les centres de décision économiques, les structures institutionnelles, politiques, médiatiques sont implantés dans les villes, le prisme modernité-tradition brouille la perception des campagnes. Y compris pour les chercheurs et l’administration. La catégorie n’existe d’ailleurs plus pour l’INSEE depuis 2010, qui comme on l’a vu découpe le territoire national en fonction de la polarisation des populations autour de l’emploi urbain, et nomme son découpage « zonage en aires urbaines ». C’est dire à quel point notre société est urbanocentrée. Le rural demeure au pourtour de son foyer central. Ou alors il faut le magnifier : reste tout ce qu’on y place symboliquement, le fantasme que la nature relève du soin dans une société où la question environnementale devient de plus en plus importante. Le rural apparaît alors comme une ressource qui permet de panser nos plaies. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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