ASNIÈRES-SUR-VÈGRE. Sous le vieux pont de pierre, le courant de la Vègre étire ses algues filamenteuses, parant la rivière d’une couverture verte et éclatante. Enfouis dans le feuillage des arbres, quelques oiseaux chantent timidement le début de la journée. Les parois ocre des quelques maisons du bourg médiéval s’illuminent sous les premiers rayons du soleil, tandis qu’un chat tigré traverse la rue du Lavoir, artère principale d’Asnières-sur-Vègre. Isabelle Macé ne se lasse pas du spectacle. Depuis quatre ans, cette néo-rurale originaire des Hauts-de-Seine compte parmi les quatre cents âmes du village sarthois. Quand elle n’est pas en déplacement professionnel, cette consultante en informatique savoure le calme ambiant et la beauté de sa campagne d’adoption. « On s’installe à Asnières pour une seule raison, confie-t-elle. L’amour des vieilles pierres. » Mais si l’architecture ravit les yeux, elle ne nourrit pas l’âme. Au départ, cette citadine active supporte mal l’isolement social. Elle croise ses voisins en sortant de chez elle, mais cherche l’occasion d’établir de vraies relations. « On se disait bonjour et bonsoir, mais pas beaucoup plus. » Car ici, point de boulangerie, de bureau de poste, d’école ou d’épicerie où se rencontrer. Seul le bar associatif, ouvert uniquement l’hiver, constitue un point de rendez-vous dans l’espace public. Et inutile d’espérer sociabiliser au travail : comme d’autres villageois, elle pratique le télétravail depuis chez elle. « C’est pesant, surtout quand on est une femme, explique-t-elle. On a envie de voir autre chose que nos enfants – que l’on adore par ailleurs – et de sentir son travail valorisé. » Car les clichés ont la vie dure. Pour beaucoup, « une femme à la maison est une femme qui ne travaille pas ». 

Alors, quand l’école maternelle a fermé ses portes sur demande de l’État en juin 2015, Isabelle Macé et trois autres amies sarthoises ont eu une idée : investir le bâtiment en créant un « tiers-lieu », un espace mis au service de la communauté afin de créer du lien social à travers du coworking et autres activités diverses. Imaginé par un sociologue américain à la fin des années 1980, ce concept d’espace hybride, ni privé ni public, a pour but de faciliter la rencontre entre locaux dans l’espoir de faire naître des projets. « On voulait lutter contre l’isolement et créer une vraie dynamique dans le village », explique Isabelle Macé. « La fermeture de l’école a été vécue comme un drame, se souvient le maire Jean-Pierre Bourrely. Quand cette idée a surgi, la municipalité a décidé de l’encourager en leur faisant cadeau du loyer. » Trois mois plus tard, le Village Factory était né. 

Située derrière la mairie, l’ancienne école sans charme détonne avec le reste du village. Dans la cour de récréation, une marelle a été tracée sur le sol à la craie. Les élèves sont partis, mais les enfants des coworkers continuent d’y jouer pendant les vacances. Dans l’ancienne salle de classe, au milieu des plantes vertes, des palettes en bois séparent des tables aménagées en bureau. « On a zéro budget, explique Isabelle Macé. On s’est débrouillées avec de la récup’. » La Société générale, unique partenaire, s’est engagée à financer la connexion Internet à hauteur de 2 000 euros par an, et a fourni le vieux mobilier sur lequel trône aujourd’hui une imprimante 3D, achetée collectivement. 

Bien qu’ils soient rarement présents tous en même temps, douze coworkers occupent désormais le Village Factory pour un modeste loyer mensuel de 15 euros chacun. « Le matin, on s’écrit sur un groupe WhatsApp pour compter les présents et préparer le café en conséquence, raconte Isabelle Clep-Guetny, cofondatrice et présidente du lieu. Savoir que les autres sont là, ça motive à sortir de chez soi. » Les profils sont variés : d’Adrien, le paysagiste dont l’entreprise est établie à Paris, à Patrick, professeur d’université en résidence secondaire à qui cette structure permet de travailler le week-end sans avoir à installer Internet chez lui, en passant par Ombeline, une jeune consultante qui travaille au développement de l’accueil des sourds et malentendants, le lieu réunit des forces vives des environs qui s’entraident. Annick Barthelaix en a tiré les bénéfices. Professeure émérite au CHU d’Angers, elle travaille depuis plusieurs années sur un prototype de dentier connecté. Elle a récemment adhéré au tiers-lieu, comme une soixantaine d’autres habitants qui s’y rendent ponctuellement pour suivre un cours d’italien, de peinture, ou assister à une projection-débat. « On l’aide à mettre en place un financement participatif, explique Isabelle Macé. Elle a toute la connaissance scientifique, et le label Village Factory lui apporte une crédibilité numérique en plus auprès d’éventuels financeurs. »

Donner l’envie aux habitants d’investir le lieu n’a pas été facile. « En campagne, la culture du numérique n’existe pas, le mot intimide », poursuit la spécialiste, qui a déjà organisé cinq sessions de familiarisation à Facebook pour permettre aux associations, producteurs et artistes du coin de mettre en avant leurs activités. Pour elle, l’avenir du milieu rural n’existe pas sans Internet. « Ne serait-ce que pour la mobilité ! » La semaine précédente, une habitante du bourg a tenté de mettre fin à ses jours quand on lui a annoncé qu’elle n’était plus en mesure de conduire sa voiture et qu’elle était contrainte de rejoindre une maison de retraite. « Les voitures autonomes vont révolutionner la vie des personnes âgées », prédit-elle.

Les projets collaboratifs du Village Factory vont dans ce sens. Le dernier en date, la création d’une application transformant n’importe quel lieu en boutique éphémère (moncircuitcourt.com), est sur le point d’être finalisé. Le premier producteur à y participer est originaire de Mayenne et fournira 300 kilos de farine aux habitants des environs ayant commandé et payé en ligne. « C’est moins de comptabilité pour le producteur et la garantie d’une grosse commande », explique Isabelle Clep-Guetny. 

Pour que cette révolution numérique ait lieu, un projet après l’autre, une condition s’impose : la mise en place de la fibre optique en zone rurale. Elle permettrait de passer d’un débit de moins de 1 mégabit à 30 mégabits a minima. Trop faiblement peuplé, un village comme Asnières-sur-Vègre n’intéresse pas les opérateurs classiques. La mission revient donc au département. Pour les quatre fondatrices, « obtenir la fibre était la priorité ». En 2015, elles s’adressent à Sartel, la délégation de service public en charge de la question. Selon Sartel, le village n’est pas prioritaire dans le cadre du plan « France très haut débit » qui promet le déploiement de la fibre sur l’intégralité du territoire d’ici 2022. « On nous a dit : vous voulez la fibre ? Eh bien, déménagez ! » Elles décident alors de prendre les choses en main et contactent un collectif nantais, FAImaison, opérateur associatif « qui avait trouvé le moyen d’installer du haut débit dans des espaces éphémères, notamment des festivals ». Grâce à celui-ci, elles comprennent qu’en installant des antennes hertziennes à 20 euros l’unité sur les châteaux d’eau des communes de Poillé-sur-Vègre et d’Avoise, ainsi que sur le clocher d’Asnières, le haut débit – mis à disposition par la FPEE, une société de menuiserie industrielle installée à Brûlon – pourra atteindre le tiers-lieu. « On a demandé l’autorisation aux maires des différentes communes et le projet a commencé à faire du bruit car nos antennes à 180 degrés pouvaient arroser d’autres villages. » Entre-temps, le syndicat mixte « Sarthe numérique » décide de débuter le déploiement de la fibre dans les communes les moins bien desservies par l’ADSL. Surprise : Asnières-sur-Vègre sera finalement parmi les premières du département à obtenir la fibre en juin prochain. « Le village présentait un dynamisme particulier grâce au tiers-lieu, explique Nicolas Hecq, directeur technique du syndicat. Il était donc pertinent de le privilégier. »

Fiers de leur victoire, les habitants ont déjà réfléchi aux projets qu’ils seront en mesure de développer grâce à la fibre, à commencer par la création d’une application de parcours augmenté dans l’église du bourg. Bien que le tourisme coûte plus d’argent à la commune qu’il n’en rapporte, les habitants tiennent à entretenir la réputation du village. Pour Isabelle Macé, « qu’importe la nature du projet, on veut être les premiers ! »

La matinée touche à sa fin. Sur le pont, où le réseau téléphonique est encore médiocre et la 3G indétectable, une poignée de motards admirent à leur tour la rivière. Dans quelques mois peut-être, Asnières attirera davantage les voyageurs pour la performance de son débit que pour la beauté de ses veilles pierres. 

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