Lorsque le mur de Berlin est tombé, j’avais quinze ans. Je me souviens du désir que j’avais de partir par le train de nuit pour rejoindre la ville, à l’Est, petite enclave où le vent de l’Histoire semblait, une nouvelle fois, avoir soufflé. Berlin ouverte, Berlin inséparée. Les choses alors se présentaient à mon esprit de la façon suivante : il y avait le réel d’un monde obscène, sans élan, des sociétés de l’Ouest qui célébraient par le crédit l’accès à la marchandise, la réalité sans cesse déçue du marché, de la croissance. Et il y avait là-bas, à Berlin, une espèce de vibration que je découvrais alors et que je pressentais être le point de commencement d’une nouvelle histoire. Dans les années qui suivirent, je compris vite, au contraire, la part d’effondrement, de tristesse, qui accompagnait l’événement de la chute. Le mur de Berlin, en tombant, avait engendré une mélancolie singulière, celle d’une dépossession. Ce n’était plus les hommes, apprenait-on, qui écriraient l’histoire, mais un agencement de procédures, de règlements. L’Europe se flattait d’avoir accédé à l’âge de la post-histoire, devenant cet espace hanté par l’expérience du passé, où l’on entendait, par la voix de nos aînés – parmi eux, beaucoup de soixante-huitards – que l’utopie était dangereuse, que le réel était le seul horizon à notre disposition. Après le cycle des dystopies, c’était le rêve qui était devenu coupable. Je traversais ces années quatre-vingt-dix, malgré tout, en m’obstinant. Je cherchais dans le monde, sans cesse, ce que je nommais, en suivant les termes d’Ernst Bloch, l’auteur de L’Esprit de l’utopie, des poches d’espoir : des enclaves où se préparait, par des voies mineures, une autre espèce d’avenir. « Beaucoup de nos tourments, écrit Ernst Bloch, viennent du fait que nous perpétuons une coupure entre le rêve et le réel, entre ce que l’on nomme utopie et ce qui serait, son contraire, le topos, le soi-disant lieu du réel. » C’est à la lumière de cette phrase que je traversais les années de la fin du siècle. Une sensation grandissait en moi, qui me portait à observer ce qui m’était présenté comme réel, en y voyant, justement, une douloureuse utopie. Un type d’existence sans lieu, rythmé par les algorithmes, où l’on vivait dans l’oubli du monde. Au fond, ce réel du marché, de la technique, était précisément, cette utopie. En disqualifiant le présent, en suivant toujours les logiques de ses fictions – fictions comptables, juridiques, fictions du marché, de la libre concurrence –, en saturant le temps par la recherche de productivité, le réel était en train de devenir un lieu sans lieu, si détaché de la Terre qu’il se renversait en dystopie. J’en vins alors à comprendre le sens de la phrase de Bloch. Il n’y a pas de réel humain qui ne soit, déjà, utopique. Et le capitalisme était cette utopie complète, intégrale, qui avait recouvert les multiples formes du monde. Au fil des ans, il s’était produit, dans mon esprit, une espèce d’inversion. Le monde qui était à inventer, à rêver – l’histoire à venir que nous devions nous efforcer d’écrire – ne relevait pas d’un nouveau cycle de productions utopiques. Il ne s’agissait pas de penser de nouveaux rapports au monde, mais de panser les rapports que nous avions au monde. Et c’est ainsi que je lisais ce qui apparaissait, à rebours de ce réel fou, abstrait, du pouvoir, de l’argent, où s’entrelacent les guerres, la misère et la catastrophe écologique… Au début du XXIe siècle, ce que j’observais, c’était une tentative de retrouver des positivités temporelles, mais celles-ci, assurément, ne pouvaient pas naître de plus amples détachements, de plus sidérantes abstractions. Elles se devaient de proposer de nouvelles formes d’attaches et de liens. Ce n’était plus une confrontation telle que j’avais appris à me la représenter : des utopies contre un réel. Mais bien plutôt l’utopie – du marché, d’un capitalisme étendu à toute l’étendue du vivant – contre des formes de vie réelles, qui devaient se défendre. Ce qui était à inventer, ce n’était pas un autre monde, mais les paramètres de notre cohabitation dans ce monde, avec toutes les formes du vivant. En ce sens, l’espoir que j’entrevoyais, lorsque j’avais quinze ans, à la chute du Mur, n’était plus au loin, dans le temps à venir. Il était là, juste là, dans l’attention que nous allions reporter, que nous devions reporter sur ce monde, celui qui vibre et existe déjà. J’entendais, pourtant, que dans ce nouveau cycle d’utopisme, dans ce nouvel élan à produire des scripts de l’avenir, de nouveaux rêves de puissance, de contrôle, de maîtrise, s’affirmaient : qui espérait, depuis la Californie, forger une vie sans mort, sans maladie ? Qui, une histoire sans guerre ? Qui une ingénierie climatique pour produire la pluie ? Qui un parlement animal, végétal ? Qui un monde où les glaciers, les lacs, les rivières pourraient voter ? Dans cet émouvant effort pour reconstruire des avenirs désirables, une conscience, pourtant, me semblait faire défaut : cette conscience tragique par laquelle nous pouvons percevoir que tout effort pour réparer le monde, pour panser ce que nos règnes humains ont provoqué, procède toujours d’une augmentation de notre pouvoir, de notre puissance. Cette conscience tragique ne peut être, en aucun cas, une raison de désespérer et de se résigner. Mais elle doit être là, à chaque instant, comme le guide de nos espoirs, pour ne jamais trop croire à ce qui sauve, mais toujours sauver en nous ce qui veut croire… 

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