Je distinguerais trois notions différentes : le rêve, la recherche du bonheur et l’utopie. Trois notions qui se recoupent partiellement, se télescopent parfois, mais qu’il ne faut pas confondre. Le rêve, c’est notre part nocturne. C’est notre seconde vie, liée à la nuit, au sommeil. Longtemps, le rêve a été considéré comme un récit intéressant à interpréter. Le rêve constituait une prédiction, un oracle, puis, avec Freud, la réalisation d’un désir inconscient. Le rêve a ceci de particulier qu’il est d’abord individuel et irréalisable, même s’il existe des rêves collectifs mais d’un autre ordre. Le rêve reste du domaine de l’imaginaire et du fantasme.

Le bonheur nous entraîne sur d’autres chemins. Saint-Just a pu dire en mars 1794 : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » J’aime beaucoup cette idée qui signifie la fin d’un monde où les classes semblent figées dans la répétition de génération en génération, où les hommes sont soit exploiteurs soit exploités. Ici, la quête du bonheur est collective. Il s’agit de réaliser quelque chose qui paraissait impossible et que les conditions historiques rendent envisageables. Car le bonheur, c’est quelque chose que l’on peut réaliser. C’est une idée du XVIIIe siècle. Au Siècle des lumières, on rêve du bonheur des peuples. Au XIXe siècle, les révolutions s’enchaînent et posent, à chaque fois, la question du bonheur des peuples en Europe. Pour Freud aussi, héritier des Lumières, le bonheur est central. Il parlait même d’une « pulsion de bonheur ». Et au XXe siècle, qui devait être celui de l’accomplissement du bonheur dans le progrès, ont surgi le nazisme et le stalinisme…

Enfin, après le rêve et la quête du bonheur, l’utopie. D’elle, on peut dire qu’elle fait intimement partie de l’histoire humaine. De l’Antiquité à notre époque en passant par la Renaissance, elle s’affirme comme une pensée organisée. L’utopie est présente dans toutes les conceptions, les idées, les philosophies qui veulent changer le monde. De Platon à Jules Verne, de Thomas More à Voltaire, elle représente une société idéale, sans défaut. C’est un projet lointain, mais qui irrigue et nourrit l’espérance au cœur des sociétés. L’utopie fait aussi partie des grands projets politiques et sociaux. La notion de cité idéale, de communauté est très présente. On pense, côté littérature, à l’abbaye de Thélème de Rabelais et aux phalanstères de Fourier, côté social.

La psychanalyse elle-même contient une part d’utopie, comme tous les messianismes. Au tout début du XXe siècle, elle émerge avec le socialisme, le féminisme, avec l’idée que l’on va améliorer la condition humaine en explorant l’inconscient, en se connaissant mieux. Et les psychanalystes ont été traités de tous les noms… Tous ceux qui ont voulu améliorer la condition humaine, qui ont nourri des rêves de Lumières ont été critiqués, conspués. Darwin, Marx et Freud ont été l’objet d’attaques violentes.

Ce qui est posé au départ, avec l’utopie, c’est qu’il s’agit d’un ailleurs que l’on ne peut atteindre, c’est l’idée d’un monde irréalisable. L’utopie apparaît nécessaire et par définition chimérique. Elle apparaît aussi dangereuse. L’utopie s’avère donc à double sens : porteuse d’espoir et mortifère. Elle est instrumentalisée par les fausses religions, les médecines alternatives, les sectes qui rejettent les Lumières. Toutes les sectes les plus fratricides, les plus criminelles, y compris le djihadisme, s’adossent à une utopie.

Elle a de beaux jours devant elle ! Si l’homme est en permanence rattrapé, parfois guidé par son besoin d’utopie, c’est aussi parce que les matérialistes, les scientistes et autres cognitivistes ne comprennent pas et ne comprendront jamais qu’il n’y a pas de finitude humaine. Nous ne sommes pas des animaux, même si nous partageons avec eux des souffrances et des terreurs. Un être humain, quel qu’il soit, éprouve un besoin de transcendance. Il n’existe pas de société humaine sans l’idée, non seulement d’une transcendance, mais d’une « immortalité » pour échapper à la finitude. Nous en vivons l’expérience aujourd’hui. Tous les combats trop matérialistes, trop scientistes contre les religions se retournent en leur contraire. Toutes les théories qui conduisent à rêver d’un monde meilleur peuvent se renverser, conduire à quelque chose de négatif.  

Considérez le transhumanisme, cette théorie délirante qui s’inspire pourtant des vrais progrès scientifiques. C’est une secte mondiale qui propage l’idée que l’on va rapidement atteindre l’immortalité grâce aux organes de remplacement. Les êtres humains ne mourront que par accident, plus du tout en raison de l’usure de leur organisme. Autrement dit, on peut tout opérer, on peut tout remplacer, y compris le cerveau. C’est un délire et un cauchemar. L’homme éternel se suffit à lui-même… Il n’existe absolument rien d’autre que sa propre existence. Nous sommes dans l’irrationnel avec une part d’utopie. Un excès de causalité matérielle – on le voit dans les théories des neurosciences et du cognitivisme – a produit cette idée qu’on pourrait se contenter d’une seule causalité qui serait celle de notre corps biologique. Le reste n’aurait pas d’importance ! Adieu la transcendance, l’héritage, la spiritualité et le psychisme. 

Conversation avec LAURENT GREILSAMER

 

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