Dans la foulée de la -Révolution française et dans un contexte de développement intense de la société industrielle en France et en Grande--Bretagne, l’Europe voit naître un élan réformateur sans précédent. Pour la première fois, les penseurs qui le portent sont persuadés lors des décennies 1810-1820 que le Progrès peut œuvrer réellement à l’édification d’un paradis sur terre ; ils sont convaincus que cet éden n’est plus dans le passé, avant la chute d’Adam, mais bel et bien dans l’avenir et qu’il ne tient qu’à l’être humain de le matérialiser. C’est ce que vont marteler les disciples de Saint-Simon puis de Fourier, mais également, à la toute fin du XIXe siècle, de grandes figures du socialisme, comme Tolstoï en Russie – avec un socialisme chrétien, en l’espèce – et bien sûr Jean Jaurès en France.

Or, au-delà des innombrables nuances qui distinguent ces chapelles progressistes et réformatrices, il y a un point commun qui a été oublié et s’avèrent pourtant fondamental : le rôle moteur de l’art et de l’artiste et, plus particulièrement, leur faculté à décrire et montrer des utopies, à les rendre perceptibles aux yeux de la société. Voilà en effet le cœur de la pensée de Saint-Simon : peintres, poètes, musiciens, dramaturges peuvent mobiliser les sentiments et l’imagination du public et, mieux encore, ils peuvent imprimer dans l’esprit du public un rêve d’Harmonie qui, une fois instillé, fixé en chaque être, ne demandera qu’à croître et à se concrétiser. Sous sa plume, cela donne : « Que les artistes transportent le paradis terrestre dans l’avenir, qu’ils le présentent comme devant être le résultat de l’établissement du nouveau système, et ce système se constituera promptement. » De façon plus basique, cela signifie : il suffit aux peintres et aux écrivains de nous faire rêver avec un monde meilleur, pacifié, égalitaire, étanche aux souffrances, et les récepteurs de ces œuvres chercheront fatalement à faire de cette utopie leur quotidien. Ce qu’on appelle une prophétie autoréalisatrice

Les artistes ont-ils, de leur côté, eu conscience de l’appel qui leur a été lancé ? Y ont-ils répondu ? Qu’ont-ils fait de cette extraordinaire confiance qui était soudain placée en eux ? Tout au long du XIXe siècle, on voit en effet se multiplier des œuvres représentant des utopies harmoniennes, des œuvres qui seraient donc comme des rêves à atteindre ; ce sont des hallucinations à destination des peuples afin qu’ils s’attellent, comme sujets à un magnétisme collectif, à les rendre tangibles, substantiels. Paul Signac, qui était néo--impressionniste (ce qu’on appelle aussi un pointilliste parce qu’il peint par juxtaposition de touches de couleur), signa en 1895 un tableau nommé Au temps d’Harmonie. On y voit, à travers l’activité de plusieurs personnages dans un paysage idyllique, un agrégat de scènes d’oisiveté, de sentimentalisme, d’éducation, de distraction, d’agriculture moderne, d’appel du large, de création, dans une sorte de symbiose parfaite entre les sexes, les générations, les classes, la nature et la culture. Le sous-titre de la peinture est : « L’Âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir. » Signac était acquis aux idées anarchistes, ne voulait plus d’État tutélaire et croyait en une autogestion possible de communautés débarrassées d’autorité. Son image, en s’appuyant sur le pouvoir suggestif de couleurs parfaitement accordées et d’une composition parfaite, exercerait une sorte d’hypnose (théorie alors très en vogue en Europe) qui pénétrerait la psyché de ceux qui la contemplent et les conduiraient à imiter ce rêve inscrit en eux-mêmes. Il est aujourd’hui conservé à la mairie de Montreuil.

Dans la deuxième partie du XXe siècle, le créateur s’est progressivement fait concurrencer par un nouveau corps de métier : le « créatif », qui a prospéré dans le champ de la communication et de la publicité. Et, à l’heure où les rêves utopiques se sont fracassés sur la réalité de l’histoire, c’est lui qui a fait sienne les ambitions de prophétie autoréalisatrice du XIXe siècle. Mais cette fois, au lieu que l’image soit au service d’un idéal d’intérêt général, fraternel et gratuit, elle devient l’agent d’un consumérisme à outrance. Les recettes sont cependant bel et bien empruntées aux classiques de l’histoire de l’art : tel paysage, archétype de -l’Arcadie à la façon d’un Gauguin, vous poussera jusqu’au Club Med ; tel contraste de rouge et de noir, digne d’une lithographie de Lautrec, vous donnera envie de Coca ; tel portrait, inspiré par un buste antique, vous invitera à voter pour un candidat. La publicité, c’est en fait le dévoiement généralisé des utopies esthético--politiques du XIXe siècle. 

Triste constat que d’entendre Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, dire que le métier de sa chaîne, c’est de préparer le cerveau du téléspectateur entre deux messages et de « vendre du temps de cerveau disponible ». Mais n’est-ce pas, au fond, la forme maudite et cynique du rôle que Matisse voulait faire jouer aux artistes dans la société en 1908 ? « Ce que je rêve, disait-il, c’est un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l’homme d’affaires aussi bien que pour l’artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques. » 

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