Je suis natif de Tanger et j’ai grandi dans cette ville. En 1963, je suis parti en pensant ne plus jamais revenir : la ville changeait beaucoup, la composition de la population n’était plus la même, certaines ambiances se perdaient. Au bout de six ans, je suis finalement revenu. Tanger est une ville qu’on ne peut jamais vraiment quitter. En 1988, avec un petit groupe de passionnés, j’ai créé l’association Al Boughaz (Le Détroit) qui milite en faveur d’un développement harmonieux de Tanger, respectueux de l’environnement et du patrimoine. Et j’ai écrit un ouvrage, une tentative pour expliquer le mythe de Tanger, le démonter pour le rendre plus lisible et accessible. Pourquoi cette ville exerce-t-elle un tel pouvoir d’attraction ? Pourquoi est-il si difficile d’en partir ? Peut-être que le mythe est de nature avant tout immatérielle. C’est l’air que l’on respire à Tanger, sa profondeur historique qui rendent la ville si attachante. Ce n’est pas un hasard si l’écrivain Paul Bowles y est resté toute sa vie. La ville a inspiré des peintres comme Matisse ou Delacroix, et de nombreux poètes y ont séjourné.

Entre 1923 et 1956, Tanger avait un statut international et, par conséquent, beaucoup d’argent circulait. Or, il n’a pas servi son développement. L’écrivain Mohamed Choukri a parlé des enfants des rues dans Le Pain nu. C’était la première fois qu’un Marocain osait parler de ces sujets jusque-là tabous.

De par ce statut unique, les mœurs étaient assez libres. La ville a attiré beaucoup d’écrivains et d’artistes, en particulier ceux de la Beat Generation. Certains écrivains homosexuels sont venus ici pour vivre des expériences qu’ils ne pouvaient pas connaître ailleurs. Jack Kerouac, William Burroughs ou Allen Ginsberg sont passés à Tanger sans y rester. Mais il ne faut pas réduire la Ville du Détroit à cette période très médiatisée. L’internationalisation de Tanger date de ses origines. 

En 1717, Tanger devint la capitale diplomatique de l’Empire chérifien. La ville regroupait une petite communauté étrangère. Mais le Tanger international s’est véritablement développé au xixe siècle. On le voit aussi bien dans les usages que dans l’architecture. À ce titre, la médina de Tanger est unique : contrairement aux maisons des autres médinas marocaines, fermées de l’extérieur, les demeures -tangéroises sont ouvertes avec des fenêtres à persiennes. Vous y trouvez aussi bien des ferronneries portugaises, des balcons espagnols, des éléments d’architecture italienne… 

À Tanger, il existait des lieux de culte et des cimetières pour toutes les confessions possibles : églises protestantes, américaines, anglicanes, mosquées, synagogues…  Il y avait même un cimetière pour les animaux. Le partage était très harmonieux entre les différentes communautés. Les Espagnols ont toujours été très présents. Pendant la période internationale, beaucoup vivaient dans des bidonvilles.Coiffeurs, vendeurs de lait, cordonniers, ces « petits métiers » étaient souvent tenus par des Espagnols. 

Pendant l’occupation anglaise, entre 1662 et 1684, la population comptait 700 habitants dont seulement 5 étaient musulmans. Il y avait 51 juifs et 130 étrangers. En 1950, à la veille de l’indépendance du Maroc (1956), sur 150 000 habitants, 75 000 étaient musulmans, 20 000 Espagnols, 15 000 juifs et 7 000 Français, sans compter les Italiens et les Américains. Aujourd’hui, sur 1,2 million d’habitants, le total des étrangers ne dépasse pas les 10 000 et les juifs ne sont plus que 60. Quand Tanger a perdu son statut international et ses avantages fiscaux, les étrangers ont quitté la ville, poussés par les changements politico-économiques. À l’inverse, de plus en plus de migrants marocains sont venus chercher du travail à Tanger. Les Tangérois ont toujours consi-déré qu’ils étaient Marocains. Ils étaient très engagés auprès des leaders nationalistes qui trouvaient refuge dans la ville pendant le double protectorat franco-espagnol du Maroc. Le jour de l’indépendance, Tanger s’est sentie libérée.  

Propos recueillis par ELSA DESBARESDES

 

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