HAMBOURG. Gare centrale, quai no 12. Sous la gigantesque halle métallique, assise à l’extrémité d’un banc, Christine serre fort son café fumant entre ses mains. Cette Hambourgeoise de 59 ans, au visage pourtant stoïque, peste intérieurement. « Vous voulez connaître mon opinion sur la Deutsche Bahn ? finit-elle par lancer, d’un air un brin provocateur. Eh bien, la voilà : c’est un cauchemar ! » Elle jette un énième coup d’œil au panneau d’affichage. Le train de son amie aurait dû entrer en gare aux alentours de 15 heures. Voilà une heure qu’elle poireaute. « C’est toujours la même histoire avec le réseau ferroviaire public, poursuit-elle. On passe notre temps à attendre les trains. »

Voyageurs réguliers, passagers du dimanche ou vacanciers, tous parlent d’une seule et même voix lorsqu’il s’agit de critiquer la Deutsche Bahn. Rachel, une étudiante en droit de 27 ans, ne parvient pas à se remémorer la dernière fois qu’elle a eu recours au géant allemand, première compagnie ferroviaire de l’Union européenne, sans qu’aucun incident ne vienne déranger son voyage. « Dans 80 % des cas, le train est en retard – il faut compter entre 10 et 45 minutes en moyenne –, des intempéries perturbent sérieusement le trafic, ou une panne de signalisation vient carrément l’interrompre. » Un jour, elle a été contrainte de descendre sur les voies avant l’arrivée en gare : le train était tombé en panne. Tania, 34 ans, employée au ministère de l’Économie qui s’apprête à partir en vacances, fait elle aussi la grimace. « J’ai l’habitude de me rendre à Paris assez souvent, raconte-t-elle. Je constate qu’en France, le service est bien meilleur. »

En Allemagne, le réseau ferroviaire est ouvert à la concurrence depuis 1994. Les voies ferrées, comme la plupart des infrastructures, appartiennent à la Deutsche Bahn mais, depuis près d’un quart de siècle, des entreprises privées sont autorisées à faire circuler leurs trains sur ses voies, moyennant un droit de passage. La plupart d’entre elles occupent le secteur régional. Bien qu’elle ait perdu son monopole, la Deutsche Bahn a su maintenir sa position de leader sur les trajets de longue distance, mais fait face aujourd’hui à une concurrence accrue. 

Il est 16 h 49. Un train entre en gare. Paré d’un vert fluorescent, il contraste avec les wagons rouge et blanc de la Deutsche Bahn. Depuis le 24 mars dernier, ce train de la compagnie privée FlixTrain transporte quasi quotidiennement des voyageurs de Hambourg à Cologne – soit quatre heures et demie de voyage – en passant par Osnabrück, Münster, Gelsenkirchen, Essen, Duisburg et Düsseldorf. En ce lundi après-midi, ils sont nombreux à monter à son bord pour la toute première fois. Les contrôleurs les accompagnent à l’intérieur des wagons. Vêtus d’imperméables à capuche aussi lumineux et colorés que la carrosserie, ils ont des faux airs de sportifs. L’intérieur du train, quant à lui, est marqué par le temps : murs lavande dans les compartiments et jaune clair dans les couloirs, accoudoirs légèrement élimés, moquette bleue usée. Une vague odeur de renfermé plane dans le wagon où l’aspirateur a pourtant bien été passé. Pas l’ombre d’un déchet sous les banquettes. Les wagons, propres et accueillants, ne datent néanmoins pas d’hier. Pour lancer son affaire, l’entreprise a été contrainte de s’équiper d’anciens trains de la Deutsche Bahn datant des années 1980-1990, qu’elle a rénovés et équipés au minimum. « On essaye déjà d’entrer sur le marché avec cette ligne Hambourg-Cologne, puis une seconde entre Berlin et Stuttgart qui ouvrira d’ici la fin du mois d’avril. Cet été, on augmentera la fréquence des trains, et ensuite on continuera à travailler sur la qualité des services que nous voulons offrir à nos passagers », explique Matthias Müller, directeur de FlixTrain, âgé de 27 ans. Sur les parois du couloir, des affiches autopromotionnelles listent les prix des trajets, principal atout de l’entreprise : entre 5 et 9,99 euros en fonction des destinations. Difficile de trouver moins cher sur le marché. 

Karina, 23 ans, habite à Cologne. Elle se rend régulièrement à Hambourg pour retrouver sa petite amie, Lara. Elle se réjouit de l’arrivée de FlixTrain sur le marché : « Avant, on prenait BlaBlaCar pour se rendre visite, mais avec la voiture, les horaires ne sont pas fixes et les trajets irréguliers. » Pour les deux étudiantes, il n’a jamais été question d’avoir recours à la Deutsche Bahn. « Les salariés ne sont pas aimables. Et les billets sont hors de prix, on n’a pas les moyens. » Pour un trajet de Hambourg à Cologne, Karina aurait dû débourser entre 53 et 91 euros, soit cinq à neuf fois plus cher qu’avec Flixtrain. 

Phil, un électricien de 26 ans, et sa compagne Isabel, designer graphique de 27 ans, partagent le même sentiment. « On n’aurait jamais pris un train de la “DB” pour aller voir un match de foot comme on le fait aujourd’hui avec ce train privé. Ça nous serait revenu beaucoup trop cher. » Pour se déplacer sur de longues distances, ils préfèrent conduire leur propre voiture ou monter à bord d’un bus. Le mois dernier, ils se sont rendus à Londres – 120 euros l’aller-retour à deux – grâce aux services de la compagnie d’autocars FlixBus, grande sœur de FlixTrain. Lancée en 2013, deux ans après la libéralisation du marché des bus longue distance, Flixbus est la première entreprise à s’être lancée sur ce marché. Cinq ans plus tard, elle comptabilise un total de 100 millions de passagers, dont 40 millions en 2017, et couvre 27 pays différents. 

Bien qu’il s’attaque aujourd’hui à un secteur dominé par la Deutsche Bahn – les trajets longue distance –, FlixTrain estime qu’il ne marche pas sur les plates-bandes du géant allemand. « On vise des gens qui s’interdisent de prendre le train pour des questions de budget, ceux qui utilisent leur voiture personnelle, explique Matthias Müller. On cherche à ouvrir les transports en commun à davantage de personnes. »

Le jeune directeur sait que le pari n’est pas encore gagné. Avant FlixTrain, d’autres entreprises s’y sont essayées. Toutes ont échoué. De 2002 à 2014, InterConnex reliait Leipzig à Warnemünde. HKX, qui connectait Cologne et Hambourg, a cessé son activité en septembre dernier. Locomore, qui proposait une ligne Berlin-Stuttgart, a quant à elle déposé le bilan au bout de cinq mois d’activité. 

Matthias Müller est pourtant optimiste « pour l’avenir à court et à moyen terme ». Grâce aux informations récoltées auprès des utilisateurs de FlixBus, l’entreprise connaît les habitudes et les aspirations de ses voyageurs. « Ils voyagent moins le mercredi, exigent le Wi-Fi et apprécient les snacks. »

Pourtant, à bord du train, le Wi-Fi est défaillant et les prises électriques promises sur la plaquette sont rares. Les passagers sont indulgents. Phil relativise : « Au moins, on est partis à l’heure. » À l’intérieur de plusieurs compartiments, certains voyageurs ont troqué leur téléphone pour un livre. D’autres, assis en tailleur sur les banquettes bleues qui se transforment en couchettes, ont sorti leurs packs de bières. Un jeune homme blond aux lunettes cerclées a sorti sa palette de peinture. Dans l’obscurité du soir qui s’invite progressivement dans sa cabine, il trace de mémoire les contours d’un paysage. Il est 21 h 25 quand le train vert entre en gare de Cologne. La mission est presque accomplie : il n’a que cinq minutes de retard. 

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