Vous annonciez en 2009 la fin des journaux et vous reprochiez aux principaux acteurs de la presse de vivre dans le déni de la réalité. La dernière décennie vous a-t-elle donné raison ?

Mon diagnostic n’a pas changé. La situation s’est aggravée. J’étais parti du constat que le modèle économique des journaux était cassé et qu’il fallait en inventer un autre. Chaque année, on observe une baisse de la diffusion de la presse ; chaque année, les revenus de la publicité – qu’il s’agisse du papier ou d’Internet – baissent. Parallèlement, la crise de la distribution n’arrange rien. Elle est visible et même effrayante dans des villes comme Paris où le nombre des points de vente ne cesse de chuter. Enfin, l’abondance du bruit médiatique ne facilite pas la survie de la presse, pas plus que l’apparition des réseaux sociaux, qui devraient être complémentaires et se révèlent concurrents.

Que voulez-vous dire par l’abondance du bruit médiatique ?

Je pointe la répétition d’informations sur les chaînes ou radios en continu. Celles-ci donnent l’impression aux téléspectateurs d’être informés, mais ressassent en boucle les mêmes infos. Cela ne facilite pas la démarche d’acquérir un journal puisqu’on pense être déjà informé. Beaucoup de gens se contentent d’être au courant, ne faisant pas la différence avec le fait d’être informés. Ce bruit médiatique généralisé permet de s’exonérer de toute curiosité !

Mais la presse est toujours là. Nuancez-vous votre diagnostic ? Repoussez-vous l’échéance de la disparition des journaux ? 

Je ne fixe pas d’échéance. Mais je maintiens mon diagnostic, notamment concernant la presse écrite de qualité. Il y a un épuisement de la presse papier sans que l’on soit arrivé à la phase terminale. Nous en observons parfois des signes caricaturaux. Jadis, beaucoup de titres proposaient un abonnement avec, en cadeau, un téléphone. Désormais, les grands opérateurs de la téléphonie comme SFR ou Orange vous vendent un téléphone et vous offrent en prime l’accès gratuit aux plus grands titres de la presse écrite. Ces journaux existent-ils encore au sens où on l’entend habituellement ? On peut se poser la question. Je ne dis pas que tous les journaux vont disparaître, mais la tendance est là. Le lectorat est vieillissant et les jeunes autour de nous s’informent essentiellement via Internet. Cela ne remet pas en question la diffusion de l’information. Cela pose le problème du maintien du support papier, qui disparaîtra quasi totalement.

Feriez-vous des distinctions selon les continents ?

Je crois que les données de la maladie sont exactement les mêmes partout. Internet est mondial ! Ce n’est pas contradictoire avec une situation contrastée. Le phénomène est plus ou moins rapide selon les régions. Les quotidiens japonais continuent de diffuser des millions d’exemplaires. Les titres allemands se vendent encore beaucoup mieux que les titres français. On peut donc imaginer qu’ils dureront plus longtemps. Le paysage français est particulier. Des personnalités fortunées considèrent qu’elles peuvent perdre de l’argent dans la presse dans la mesure où cela peut être bénéfique à la stratégie de leurs autres activités. Ces journaux sont passés sous le contrôle de personnes qui ont d’autres ambitions que celle de l’information…

Existe-t-il des recettes qui permettent de repousser l’échéance ?

Bien sûr. Prenons la diversification. Des groupes de presse ont multiplié les activités, au départ annexes – le « hors-média » –, au point que le journal a fini par ne représenter qu’un petit morceau du chiffre d’affaires de l’entreprise qui porte le nom du journal. Cela contribue à subventionner l’existence de ces titres. Le Figaro a été l’un des premiers à développer des offres multiples sur Internet. Il ne s’agit pas seulement d’offres d’information mais de propositions commerciales : vente de places de spectacle et d’assurances de toutes sortes, ouverture d’un site sur lequel on peut acheter des titres en Bourse, sans compter l’organisation de conférences à Paris et dans les grandes villes. C’est une manière d’arrondir leur chiffre d’affaires. Cela n’a pas été négligeable à un moment pour Libération ou Les Échos. Cette diversification n’a rien de honteux. C’est l’une des tentatives pour continuer à faire vivre ces titres.

Diriez-vous qu’il existe une particularité française liée aux ouvriers du livre CGT, au prix élevé de la presse comparé à nos voisins européens ?

Le cas français est presque caricatural. Le poids du Syndicat du livre et les coûts d’impression et de distribution ont énormément pesé. La diffusion de la presse écrite a rapidement été assez limitée en dehors de quelques exceptions. La presse d’opinion a quasiment disparu et ce qu’on appelle encore la grande presse nationale est depuis longtemps une presse parisienne. Elle est très faible comparée à nos voisins. Les raisons de son anémie sont multiples : son offre éditoriale est faible ; elle n’a pas bénéficié d’un transfert des lecteurs de la presse d’opinion ; elle a longtemps été sous-capitalisée. Finalement, Internet est arrivé dans les années 2000 alors que le corps était déjà très malade. 

C’est l’apparition d’Internet qui casse le modèle économique de la presse papier. Les journaux ont vécu sur la publicité plus que sur la diffusion. La presse indépendante est née grâce à l’appui de ce qu’on appelait la réclame. Or cette manne publicitaire s’est rétractée. Elle a partiellement migré en ligne et cassé les prix. Il y a eu un effet de ciseau. C’est un changement de paradigme total que les dirigeants de ce secteur n’ont pas voulu voir. Lorsque j’ai publié un article sur ces questions dans la revue Le Débat, il y a plus de dix ans, le directeur d’un groupe de presse a appelé pour s’étonner qu’un tel article ait pu paraître. Il était dans le déni – un déni assez partagé.

À quel moment situez-vous le basculement du système ?

Vers 2005. Je me rappelle qu’un responsable des petites annonces (PA) dans une régie publicitaire m’avait confié, avec beaucoup de lucidité, que les éditeurs ne se rendaient pas compte qu’ils n’auraient bientôt plus de PA. Or presque la moitié de la pagination de titres comme Le Figaro, Le Monde, L’Express était dédiée aux PA. L’effondrement a été très rapide : une grande partie du chiffre d’affaires de ces titres s’est volatilisée. Elle ne reviendra pas.

Des journaux résistent bien, Le Canard enchaîné par exemple. D’autres journaux se sont lancés ces dernières années, dont le nôtre. Pensez-vous qu’il puisse rester une offre papier ou considérez-vous que les titres sont désormais condamnés à des lectorats ciblés, étroits ? 

Sur le papier, vous avez bien compris que j’ai un sérieux doute. Mais il y a une place pour une information de qualité qui s’adressera à des segments étroits de la population, sur des critères idéologiques ou sur des sujets précis, enfin pour ceux qui ne se satisfont pas du bruit médiatique et acceptent de payer pour de l’information. Le New York Times en est un bon exemple, mais il dispose d’un bassin de lecteurs beaucoup plus large que nos titres et se vend dans le monde entier. Je pense malgré tout à des exemples de sites. Aux Pays-Bas, De Correspondent s’appuie sur une base coopérative entre les lecteurs et des experts. On peut considérer que ce média, avec ses 35 000 abonnés, constitue un bon modèle. En France, Mediapart est un site d’information très identitaire, et c’est un succès. Cela ne fera pas plaisir à leurs fondateurs, mais aux États-Unis, le site Breitbart News, idéologiquement marqué très à droite, fonctionne sur le même principe. Le temps n’est plus aux grandes rédactions. Il faut des rédactions d’experts. Associer des journalistes de plusieurs pays, se réinventer, essayer de nouvelles propositions. 

Propos recueillis par Éric Fottorino et Laurent Greilsamer

 

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