Je m’appelle Julien. Julien Hugo Sylvestre Horiot, mais on m’appelle Julien. J’ai quatre ans. Je suis très sage. Trop sage. Quand quelque chose ne me plaît pas, je me mets en colère. Trop en colère. Je crie. Je crie, mais sans paroles. 

Je ne parle pas. 

Souvent, je fais des gestes répétitifs. Ce que j’aime particulièrement, c’est les roues. Sans doute parce que la Terre tourne sur elle-même, que la Lune tourne autour de la Terre, qui tourne autour du Soleil. Ça, c’est mon père qui me l’a dit. Mais le Soleil, autour de quoi il tourne ? Ça, il ne me l’a pas dit. Peut-être parce que je ne lui ai pas demandé ? De toute façon, je ne demande jamais rien à personne. Je connais l’ordre des lettres. Je sais même comment on fabrique des mots avec, c’est ma mère qui me l’a appris. Ensemble, nous avons dessiné l’alphabet et les chiffres sur le mur de ma chambre. Je sais compter aussi. Très loin et très vite. Je peux compter dans ma tête toute la journée si je veux. Sans m’arrêter. Mais je ne parle pas, pas même à ma mère. Le seul avec qui je prends la peine de parler, c’est mon pire ennemi : Julien. Uniquement en tête à tête quand je suis seul avec lui. Je le hais. Je vais le tuer. 

Je sais très bien que je vais mourir. Tout ça continuera sans moi.Et je ne renaîtrai pas.Pas comme ça. 

Bref, j’ai quatre ans et j’en suis là. 

***

C’est un endroit qui s’appelle le jardin d’enfants. Le bâtiment est surplombé par un grand carré argenté avec des motifs carrés dedans. À l’intérieur, il y a plein d’enfants qui s’agitent. Maman me laisse là-bas deux fois par semaine. Elle me dépose le matin et me récupère en fin d’après-midi. Entre les deux, je suis dans le carré. Les nounous qui s’occupent de nous ont des pulls moches et veulent me forcer à manger. Elles m’ont mis de la viande dans la bouche, alors je l’ai gardée dans ma bouche tout l’après-midi jusqu’au soir. Quand maman est venue me rechercher, elle a trouvé que j’étais bizarre, elle a compris. Elle a mis sa main sous mon menton et m’a dit de recracher, ce que j’ai fait, soulagé. 

Elles veulent aussi que je fasse comme tout le monde. Par exemple, il faut chanter « Ainsi font, font, font les petites marionnettes » en bougeant les mains. Ridicule. Ça ne sert vraiment à rien. Alors moi, je ne fais rien. Je veux juste qu’on me laisse tranquille. Elles essaient toujours de me faire parler. Elles pensent que je ne parle pas. Moi, je n’ai rien à leur dire. 

Une fois, je suis sorti très en colère contre elles. Alors quand maman est venue me chercher, sur le pas de la porte, dès que j’ai mis un pied dehors, j’ai ouvert la bouche et j’ai déclaré haut et fort pour qu’elles m’entendent bien : 

– Il est con ce jardin d’enfants ! Je ne veux plus y aller !

La colère a fait sortir ces mots de ma bouche. Ma bouche que je referme aussitôt. Je veux juste qu’elles sachent que si je ne parle pas, c’est parce que je n’en ai pas envie. À partir de là, les nounous ont fini par comprendre et elles m’ont laissé en paix. 

Pendant qu’elles entraînent les autres enfants dans la ronde des poussins, moi je fais le vilain petit canard. C’est beaucoup plus intéressant. Je tourne des roues toute la journée, mais ça ne fait pas passer le temps plus vite. Alors je me concentre sur ce geste circulaire qui me propulse vers l’infini, loin des autres, loin de ce monde-là. 

Je pars. Je pars très loin. Je fais des kilomètres et des kilomètres avec ma roue. J’ai dû tourner des millions de kilomètres avec cette roue bleue, peut-être même suffisamment pour sortir de la galaxie et m’éloigner encore plus loin de ce carré qui m’étouffe. Là où je vais, vous ne me rattraperez jamais. Il vous faudrait dépasser la vitesse de la lumière pour ça, et, jusqu’à présent, personne n’y est encore arrivé, à moins de se dématérialiser pour devenir de la poussière d’étoile. Moi, c’est là où je vais. J’ai quatre ans et je veux rejoindre la poussière d’étoile pour tout recommencer au début. 

Mais avant le début, il y a quoi ? 

***

Je parle uniquement aux personnes que j’aime, jamais aux autres. À l’école, au CP, je suis muet. Pourtant, maman fait tout pour que ça change. Moi aussi, je sens bien que le changement doit arriver. Hugo l’a bien compris. Après avoir décapité Julien, j’ai nommé Hugo roi de mon corps et de mon esprit. Empereur suprême de mon royaume. Je dois créer un personnage suffisamment fort et puissant pour tenir tête et piétiner le cadavre de Julien qui ne cesse de me hanter. Je dois broyer les vestiges et les ruines de cet ancien monde dont les fondations me résistent encore. Il me faut porter une armure, être aussi dangereux et féroce qu’un dragon, majestueux comme un lion. Seule la rage de vaincre pourra m’éviter de sombrer. Je suis obligé d’accepter ce monde qui n’est pas le mien. Je n’ai pas le choix, sinon Hugo finira aussi dans la terre noire. Il faut que j’ouvre la bouche. Je dois parler. Les autres enfants sont bêtes et parlent très mal. Je ne veux pas parler pour dire les mêmes sottises qu’eux. Je ne veux pas devenir comme eux. Je ne veux pas crier comme eux. Moi, à l’école, je crie à l’intérieur. Vous n’imaginez pas le cadeau que je vous fais. Quand je hurle, la terre tremble, les murs se brisent, les oiseaux cessent de chanter et meurent. Ma mère le sait très bien. Quand j’erre parmi vous, je dissimule ma souffrance et ma colère au plus profond de moi-même. Si vous deviniez ma colère, elle pourrait vous tuer.  

 

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