Les turbulences traversées par les géants de la Silicon Valley depuis l’élection de Trump à la présidence américaine auront au moins eu le mérite de faire tomber le masque. Quand certains les croyaient encore imprégnés de l’esprit libertaire de leurs origines, et voulaient y voir une sorte de contre-pouvoir à celui des États, on les découvre plus proches que jamais de tous les maîtres de la planète. Une nouvelle oligarchie sous le signe du cool, prête à collaborer avec les ministères de la Défense à travers le monde, et même avec les ministères de la Vérité, puisque autant Facebook que Google ont d’ores et déjà accepté d’aider à contrôler la circulation des opinions divergentes, au nom de la sainte alliance contre les fake news

Au pays des GAFA, seul le profit est roi, quitte à collaborer pour cela avec les forces de l’ordre, aux États-Unis notamment – par exemple dans des opérations de « police prédictive », à savoir de quadrillage d’une ville grâce à un logiciel permettant de repérer les zones à risque et d’y envoyer préventivement des unités. Une sorte de dystopie à la Minority Report, qui n’annonce rien de bon venant de multinationales qui, au même moment, assument le rôle de premiers kiosques mondiaux de l’information.

Ainsi que le journaliste Philippe Vion-Dury le montrait dans La Nouvelle Servitude volontaire, sa remarquable enquête sur le projet politique de la Silicon Valley parue en 2016, le vrai visage de ces géants du net et de la tech, c’est celui du capitalisme prédateur. Contournant les législations dès qu’ils le peuvent, notamment sur les questions fiscales, ou pesant de tout leur poids financier sur les législateurs, via un lobbying intensif auquel ils consacrent des centaines de millions d’euros, arrosant également les médias nationaux devenus accros à leurs subventions, ces colosses semblent avoir libéré des forces incontrôlables, face auxquelles les peuples sont tout à fait démunis. D’autant, et c’est là le plus périlleux, que cette dépendance-là n’est le plus souvent pas imposée de l’extérieur, mais docilement consentie par des individus sous le charme de leurs mythologies, capturés par les facilités qu’ils offrent, dépossédés avec enthousiasme, avec ferveur même, de leurs données personnelles, de leurs coordonnées bancaires jusqu’à leurs plus intimes secrets.

Ainsi entend-on parfois certains membres de la gauche la plus radicale, les plus prompts à dénoncer toutes les turpitudes néolibérales, vanter fièrement les mérites de leur messagerie Gmail, « la plus sûre d’entre toutes », sans se rendre apparemment compte que l’historique de leur vie entière se trouve entre les mains de Google, une des plus puissantes firmes privées au monde. 

Cette ambiguïté, cet infantilisme à l’égard des GAFA, nous l’avons tous plus ou moins. Ce sont nos tyrans doux, ceux qui nous accompagnent jusqu’à l’orée du sommeil, quand nous jetons un dernier coup d’œil à notre IPhone, ou qui nous réveillent, lorsque nous consultons les premiers posts Facebook après la nuit. Tous, nous évoluons désormais mentalement dans les écosystèmes d’influence de la Silicon Valley, dans des boucles d’information frelatées dont nous ne connaissons ni les tenants ni les aboutissants, tous ou presque nous avons laissé pénétrer notre vie par leur logique exclusivement marchande, en nous en remettant à leurs suggestions automatiques, à leurs services facilitateurs, et tous nous l’avons fait les yeux ouverts, de notre plein gré. 

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