« En fait on revient au métier d’origine du commerçant : acheter au producteur. » C’est le constat que fait Thierry Desouches, porte-parole de Système U, face au foisonnement d’initiatives, dans les magasins du réseau, pour travailler en direct avec les producteurs locaux.

Certes, pour les salades ou autres produits fragiles, les supermarchés se sont toujours approvisionnés à proximité. Mais dans l’univers impitoyable de la grande distribution, les histoires récentes ressemblent à des contes de fées : à Pontarlier, le boucher de l’Hyper U choisit les bêtes dans les étables et a redonné un coup de fouet à l’abattoir du coin. En Bretagne, un gérant du même groupe a aidé un éleveur artisanal à entrer dans les normes pour pouvoir lui acheter ses canards…

Chez Leclerc, empereur de la communication, les idylles entre agriculteurs et patrons de magasin se déclinent même en photos et vidéos. Ici la belle histoire d’une fromagère de Neufchâtel, là celle d’un producteur de choux-fleurs de Charente-Maritime. « C’est une façon de formaliser, sous une pseudo-marque, ce que faisaient spontanément les magasins en local, analyse Benoît Merlaud, du mensuel spécialisé Linéaires. Les patrons de magasins indépendants – Leclerc, Système U et Intermarché – ont toujours été implantés dans leurs territoires et libres d’acheter en direct. Mais ces dernières années ça explose. »

Le phénomène touche même la distribution dite « intégrée » (Carrefour, Auchan, Casino), dont les gérants de magasin sont salariés. « Il y a quinze-vingt ans, tout ou presque se décidait de façon centralisée. Des franchisés me disaient : “Je n’ai pas le droit mais j’achète quelques produits à un maraîcher voisin qui produit bien” », poursuit le journaliste. Mais les choses changent.

Chez Carrefour, par exemple, cela fait trois ans que les équipes peuvent acheter des produits en direct. Raymonde Chantepie pilote un magasin dans le centre de Tours. Elle trouve toujours plus pratique de recourir à la centrale du groupe, au Mans – « Ils nous livrent tous les matins. C’est réactif. » Mais elle apprécie d’acheter carottes, poireaux ou fenouil en direct, à « des petits jeunes » : « On passe notre commande à quelqu’un au lieu de passer par l’intranet. Et quand le producteur nous livre, on est au courant de ce qui se passe dans ses champs. »

La grande distribution opèrerait-elle un retour à la terre ? Restons prudents : les achats locaux échappant au radar des centrales, peu de chiffres quantifient le phénomène. En 2012, selon le magazine LSA, Cora estimait que 10 % de son alimentaire étaient achetés en local. Chez Intermarché et Auchan, on évaluait ce segment entre 1 % et 3 % du chiffre d’affaires.

Pour les agriculteurs, livrer en grande surface, c’est la garantie d’écouler de précieux volumes, à condition de contourner les écueils. En Seine-et-Marne, le bien nommé Michel Biberon écoule chaque année 60 000 bouteilles de cidre et de jus de pommes – de vieilles variétés locales. « Un jour, un patron de magasin m’a demandé si je faisais des remises, raconte-t-il. Je lui ai dit qu’une remise est le bâtiment où on gare les tracteurs, et que je pouvais lui conseiller un bon maçon ! J’ai fait l’idiot paysan mais finalement ils ont accepté mon prix. »

Globalement, assure-t-il, les relations en direct avec les supermarchés se passent bien, à condition de rester à taille humaine. « Un miel de terroir, un jus de pommes anciennes, les magasins en ont besoin. Mais je veux toujours connaître le directeur, le chef de rayon. Dès que ça commence à passer de chef en chef, je me sauve. »

C’est là toute la précarité de ces achats en direct : une relation sans nuage vieille de dix ans peut s’effondrer en un mois lorsque part en retraite le décideur avec qui on s’entendait si bien. « La majorité des contrats sont annuels, avec tacite reconduction. Il faut que les grandes surfaces s’engagent sur de plus longues durées ! Certaines sont en train de changer de stratégie », assure Étienne Gangneron, de la FNSEA. 

Bruno Lebon, directeur des produits frais chez Carrefour, confirme : « À l’heure actuelle, plus de 30 % de nos approvisionnements en frais font l’objet de contrats sur trois à cinq ans, dans lesquels nous nous engageons sur les volumes et sur le prix d’achat. Et nous voulons les étendre à plus de produits. »

Côté prix, les pratiques en direct sont globalement raisonnables. « On ne négocie pas de la même façon avec un producteur local qu’avec Nestlé ou Procter & Gamble, compare Thierry Desouches, de Système U. Le canard du coin, les gens l’achètent pour le terroir, le goût… Ce n’est pas le Nutella, dont ils peuvent comparer le prix d’une enseigne à l’autre. »

Les agriculteurs qui livrent directement les grandes surfaces gagnent ainsi 20 % à 30 % de plus qu’en circuit long, estime Rodolphe Bonnasse, de l’agence CA Com, spécialisée dans la distribution.

Non, ce qui a dégoûté Christelle Drévillon, éleveuse et productrice de yaourts fermiers en Seine-et-Marne, ce sont tous les à-côtés désagréables : l’attente interminable en zone de livraison, le supermarché qui demande de récupérer les invendus lorsque la date de péremption approche… « Je ne me suis jamais laissée faire. Mon boulot c’est de fabriquer, le leur c’est de vendre ! » s’emporte-t-elle encore, plusieurs années après avoir divorcé de la grande distribution.

Elle avait surtout la désagréable sensation de vendre peu de yaourts, noyés qu’ils étaient dans l’océan des laitages, et de servir de faire-valoir aux magasins : « Ils demandaient toujours : “Vous pouvez venir faire une animation ?” Avec le recul, le produit local leur est plus utile à eux qu’à nous. Ça donne une vitrine bucolique et régionale. »

Depuis, la productrice a jeté son dévolu sur les plateformes digitales en circuit court. La Ruche qui dit oui ! et Le Comptoir local écoulent 80 % de ses yaourts. « Les produits sont précommandés, donc c’est hyper facile à gérer, raconte-t-elle au retour d’une livraison. On maîtrise notre prix, on communique sur notre travail, on rencontre les clients… Personne n’achète notre image. »

D’autres puristes du circuit court s’étranglent en voyant la grande distribution se fiancer aux fermiers. Dominique Olivier dirige la coopérative Fermes de Figeac, un important acteur de l’alimentation locale dans le Lot. « Il y a clairement des effets d’affichage : vous avez un mariole agriculteur en tête de gondole et derrière, c’est 30 mètres de linéaires Charal ! s’emporte-t-il. Tout comme le bio industriel va donner lieu à des scandales sanitaires dans deux ou trois ans et casser l’image du bio, ce type de local-washing peut casser l’image des produits locaux. »

Pourtant, la proximité est devenue un argument incontournable pour une grande distribution en pleine crise de la cinquantaine. Magasins trop nombreux, guerre des prix, lasagnes au cheval et lait à la salmonelle… En 2013, les trois quarts des Français disaient ne pas faire confiance aux grandes surfaces. « Du coup, chaque fois qu’elles peuvent prouver que c’est un vrai producteur, que ce n’est pas de l’industrie lourde, elles le font. Vu tous les coups qu’elles prennent, on ne peut pas leur reprocher de faire du marketing », défend Olivier Dauvers, observateur expert de la grande consommation.

En fait, la logique des enseignes a évolué : elles communiquent désormais sur des valeurs. « Les clients sont moins dans la démarche utilitaire d’il y a vingt ou trente ans, qui consistait à remplir leurs placards. Ils veulent du frais, de la qualité, de la proximité. Ils ont compris que les emplettes sont des emplois. Les commerçants valorisent cette dimension sociétale », observe Rodolphe Bonnasse.

Une vitrine si alléchante que Leclerc a été pris la main dans le sac : à Arles, mais aussi en Seine-et-Marne, au moins deux agriculteurs ont eu la surprise de voir leur photo affichée dans les rayons alors qu’ils ne fournissaient plus les magasins depuis belle lurette. « À mon avis, c’est de la maladresse. Ils ont suffisamment de vrais agriculteurs à mettre en avant pour ne pas faire d’enfumage là-dessus », nuance Benoît Merlaud, du magazine Linéaires

Intermarché a lui aussi été pris en défaut dans son costume de distributeur vertueux, presque militant. Les Mousquetaires possèdent leur propre flottille de pêche, pour proposer du poisson en direct dans leurs magasins. Traçabilité, maintien de l’emploi, produits frais… de quoi se démarquer efficacement de la concurrence. Mais, en 2004, l’association environnementale Bloom révèle que les bateaux de l’enseigne pratiquent le chalutage profond : leurs filets raclent les fonds marins et abîment l’écosystème ! Le groupe a dû faire amende honorable et a investi des millions d’euros afin d’abandonner la pratique d’ici 2025.

Au-delà de ces soubresauts, la tendance du « sans intermédiaire » va-t-elle continuer à séduire les supermarchés ? Sûrement pas jusqu’à représenter la majorité des produits. « Parce que le modèle économique de ces entreprises consiste à négocier en masse, à grande échelle, pour obtenir de bons prix », estime Benoît Merlaud. Mais l’approvisionnement direct devrait continuer à croître. « Les grandes surfaces comme les agriculteurs ont intérêt à éviter que des intermédiaires rognent sur la marge en milieu de chaîne », assure de son côté Rodolphe Bonnasse. 

Reste à lever quelques obstacles, des broutilles. Redessiner la carte des régions agricoles, par exemple, pour avoir accès à de la diversité partout – au lieu de concentrer tous les cochons en Bretagne et l’intégralité des abricots dans la vallée du Rhône. « Il faut aussi que les consommateurs réapprennent à manger des produits de saison et moins calibrés. On ne peut pas tout attendre de la grande distribution », se défend Thierry Desouches, de Système U. 

Enfin, il faudra inventer une logistique de proximité capable de rivaliser avec les machines de guerre que sont les plateformes d’achat. « Ce sera forcément plus cher que le modèle des grandes surfaces, où tout est transporté par camions de 25 tonnes. Mais un jour on prendra conscience des coûts cachés de ces pratiques », estime Étienne Gangneron, de la FNSEA. Lui rêve de 20 % ou 30 % de produits locaux dans les supermarchés. Mais d’ici une vingtaine d’années : « Nous sommes au début du chantier de reconstruction. Depuis quarante ans, un acteur monopolistique, la grande distribution, façonne le modèle à sa taille. »

Dans la région de Lille, depuis 2006, quatre magasins présentent un modèle alternatif. De la taille d’un petit supermarché, ils proposent tous les produits frais alimentaires. Et s’approvisionnent à plus de 60 % en direct. « Nous n’avons qu’un fournisseur par produit : un seul poulet fermier, une seule crème dessert… Et pour chacun d’entre eux nous affichons le nom du producteur, le prix auquel on lui achète le produit et la marge que prend le magasin », expose Guillaume Steffe, directeur général des magasins O’Tera. 

Au-dessus des cageots de tomates cœur-de-bœuf et noires de Crimée, s’affiche la photo de Thierry Debon. Il fournit l’enseigne depuis dix ans et ne se remet toujours pas de cette lune de miel : « Je suis leur seul fournisseur pour ces variétés, il n’y a pas de concurrence. Chaque année, ils me demandent quel est mon prix, moi je m’engage sur la qualité… S’il n’y avait que des magasins comme ça, les agriculteurs ne seraient pas dans la rue ! »

Une utopie, bien sûr. Mais l’enseigne ouvre bientôt deux magasins en région parisienne. De quoi faire cogiter un peu plus les supermarchés à l’ancienne. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !