Comment appréhendez-vous la libération de la parole sur les agressions sexuelles dans la sphère médiatique ?

J’y vois d’abord un phénomène de société. Les femmes portent une accusation vis-à-vis de leurs agresseurs. Cette accusation traitée par les réseaux sociaux et non par une institution, on peut l’appeler agression morale pour la différencier de ce qui relève du judiciaire. C’est à la fois un opprobre jeté contre quelqu’un et en même temps, de la part de la personne qui accuse, une volonté de faire payer à l’autre la honte subie. Il y a là une dimension vengeresse qui mène à une impasse.

Pourquoi ?

Si une femme lance une accusation, l’accusé va lui retourner cette accusation. L’un va porter plainte pour dénonciation calomnieuse, un autre pour diffamation. C’est indignation contre indignation : dans ce jeu d’ardoise pivotante, il n’y a pas d’issue judiciaire. On veut faire payer à l’autre ce qu’on a subi. La victime devient le double de son agresseur en inversant la charge de la honte qu’elle porte et qu’elle veut reporter sur son agresseur. Celui qui se sent persécuté peut devenir le persécuteur. N’oubliez pas que la justice est née contre la vengeance.

Ces accusations qui court-circuitent la justice seraient donc vaines ?

Non, car à côté de la dimension vengeresse, il existe des alertes parfaitement justifiées pour permettre aux femmes de sortir de l’impasse. Dans le cas de l’affaire Weinstein, face à un système d’abus sexuels généralisé et organisé, les victimes n’avaient pas d’autre solution que de lancer une alerte dans les médias. Quand on est devant un abus de pouvoir avec agressions sexuelles caractérisées et un nombre de victimes important, ce procédé est justifié. Il faut garder à l’esprit l’enquête récente de l’INED qui évalue à un million pour les femmes et moitié moins pour les hommes le nombre de personnes entre 25 et 69 ans ayant subi une forme de harcèlement sexuel en 2015 dans notre pays.

Ce phénomène ne trahit-il pas une réelle défiance vis-à-vis de la justice ?

Il est vrai que la justice a du mal à se saisir de faits qui sont de l’ordre de l’intime, se produisent souvent sans témoin et où la preuve est malaisée à établir. Mais ce n’est pas, selon moi, la raison principale. Entrer dans le monde de la justice est une épreuve. La victime doit affronter des interrogatoires et des contre-interrogatoires, des mises en cause de sa parole. Envoyer un tweet, c’est plus simple. La confrontation fait peur à beaucoup de femmes victimes, car leur souffrance leur échappe. Elles la confient à un tiers qui a recours à un code qu’elles ne maîtrisent pas : la justice, avec son système de preuves et d’évaluation, les dépossède de leur initiative. En outre, elles doivent convaincre et subir les dénégations. À la fin de cette douloureuse procédure, si les faits ne sont pas établis, la relaxe de l’agresseur peut survenir. C’est le fond du sujet : le conflit vous échappe, le parcours judiciaire est pénible et son issue incertaine. Je connais cependant beaucoup de femmes qui ont porté plainte et qui ont été entendues. Ces victimes ne font pas le choix de la dénonciation médiatique. 

N’est-ce pas une situation rare ?

D’un point de vue judiciaire, les affaires de viols et de violences sexuelles sont très majoritaires dans les cours d’assises, au point que, dans de nombreux cas, ces affaires se retrouvent en correctionnelle pour ne pas engorger les juridictions criminelles. Mais, du point de vue statistique, on estime que seulement une victime sur dix porterait plainte. Une des raisons est que la majorité des violences sexuelles se passent dans des sphères intime et familiale (si la victime est mineure), c’est pourquoi elles restent globalement sous-estimées. 

Quels moyens la justice peut-elle opposer à la puissance des réseaux sociaux ?

L’institution judiciaire est certes réputée lente et pesante. Mais le tribunal des réseaux sociaux, lui, met tout sur le même plan : la séduction maladroite comme la drague lourde, le harcèlement ou l’agression sexuelle, le viol et le viol aggravé. Le droit et son interprétation permettent de catégoriser, de mettre de la rationalité dans la confusion de ce qui apparaît comme une agression généralisée de la femme par l’homme, voire un crime contre l’humanité imprescriptible, comme je l’ai entendu. Le droit organise le réel, que les réseaux sociaux plongent dans la confusion.

Cela prend un certain temps… 

On observe cependant une réactivité du droit et de la justice. Du droit d’abord. La prescription, depuis le Code pénal de 1808, était de trois ans pour les délits, dix ans pour les crimes. On a doublé les délais de prescription : six ans pour les délits, vingt pour les crimes. Et pour les crimes sexuels touchant les enfants, la prescription n’intervient désormais que vingt ans après la majorité. Une jeune fille de 18 ans victime d’un abus sexuel à l’âge de 6 ans, par exemple, peut saisir la justice jusqu’à l’âge de 38 ans. Le temps judiciaire a bougé après deux siècles. La réactivité de la loi est réelle ; la réactivité de la justice est encore plus frappante. 

En quoi ?

La justice est une institution séculaire et hiérarchisée. Or elle se met en situation de réagir « sur le vif », en continuité avec l’espace public médiatique. C’était déjà le cas au moment de l’affaire Fillon : un parquet s’en est saisi en pleine campagne électorale ; une enquête préliminaire a été aussitôt déclenchée sur la base d’un simple article de presse, ce qu’on n’avait guère vu jusque-là. Le cas Tariq Ramadan est aujourd’hui exemplaire : les victimes ne sont pas allées devant le tribunal médiatique ; elles ont saisi la justice, qui a agi rapidement ; après une enquête préliminaire de trois mois, il y a eu ouverture d’une information, garde à vue et détention provisoire. Ce n’est pas rien ! En trois mois, deux plaignantes ont été entendues. Il y a eu vérification puis confrontation entre l’auteur présumé et ces femmes. C’est un exemple de réactivité assez spectaculaire, sans pour autant préjuger de la décision finale. 

Comment expliquer cette accélération ?

Notre démocratie ne reconnaît plus de privilèges. L’égalité devant la loi n’est plus une incantation mais un fait. Happé par la conflictualité sociale, le parquet se détache de l’ancienne soumission à l’exécutif. Avant, dans les cas Hulot ou Darmanin, le parquet aurait appelé le cabinet du Premier ministre pour savoir s’il devait poursuivre. Ce temps est révolu. La poursuite est totalement entre les mains de la justice. Elle travaille de façon indépendante et impartiale, grâce notamment à la loi Taubira du 25 juillet 2013 établissant que le parquet ne reçoit plus d’instructions individuelles du garde des Sceaux. Les parquets sont légalistes, ils appliquent cette loi. Une affaire dont ils sont saisis est traitée aussitôt. Une plainte concernant un homme politique est traitée de façon autonome. 

La justice risque-t-elle d’être rendue par l’opinion ?

L’issue du procès de Jawad Bendaoud, accusé de recel de terroristes, montre le contraire : toute la presse l’avait condamné en le présentant comme « le logeur de Daech ». Un tribunal indépendant l’a relaxé. C’est une démonstration concrète. L’audience a montré qu’il n’avait pas abrité intentionnellement certains des auteurs des attentats du 13 Novembre. Cela montre les limites du tribunal médiatique qui se caractérise par une véritable incertitude sémantique.

C’est-à-dire ?

L’AFP a décidé de ne plus nommer « victimes présumées » mais « accusatrices », celles qui dénoncent des abus sexuels, pour éviter une assimilation avec la justice. Ce qu’on appelle le tribunal médiatique n’a pas de langage ni de code. Il véhicule une accusation fluctuante, simplifiée et excessive. Il ne connaît que le bien et le mal. Pour masquer cette situation, il utilise des concepts juridiques pour les transporter sauvagement dans sa sphère. Prenez la présomption d’innocence. Il s’agit d’un concept purement juridique qui existe seulement si une personne est mise en examen. Il n’a aucun sens quand on est traîné devant le tribunal médiatique. 

L’émotion et la morale vont-elles prendre le pas sur le droit ?

Dans le droit, il y a de la morale. Les interdits fondamentaux de l’humanité, comme le crime ou l’inceste, y sont cristallisés. Avec ce « tribunal », ce qui se joue est le risque d’une agression morale unilatérale. Souvenez-vous de l’affaire d’Outreau et des accusations portées par les jeunes victimes contre leurs parents mais aussi contre des voisins. La crédibilité morale d’une parole d’enfant avait une telle puissance dans l’esprit des adultes qu’elle ne pouvait conduire qu’à des condamnations. Quand une indignation répond à une accusation, il n’y a aucun débat contradictoire capable de faire éclore la vérité. L’indignation rend impossible la défense des individus. La justice n’est pourtant pas totalement impuissante. Dans l’affaire Baupin, la décision judiciaire a admis la prescription, tout en indiquant que les faits de harcèlement sexuel « auraient pu être qualifiés pénalement ». Ce conditionnel est important pour la victime. La réalité morale de l’agression est affirmée et reconnue, en même temps que son inexistence juridique. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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