Paris, printemps 2000.

Il dit qu’il me paiera bientôt. Il sourit largement, toute l’équipe a vraiment apprécié mon article et pour ces quatre feuillets, je toucherai « beaucoup d’argent ». À quarante ans à peine, il est à la tête d’un nouveau mensuel, « le city guide fracassant du nouveau millénaire». Mon article a été sélectionné parmi des dizaines d’autres envoyés suite à l’annonce parue dans Libération : « Racontez-nous l’envers du Paris gentrifié, écrivez ceux qu’on ne voit pas. »

La jeune fille de mon âge qui me raccompagne à la porte est le sosie de celle qui siège à l’accueil et d’une autre, croisée dans le couloir, jambes nues sous la mini en jeans, baskets et voix suave, toutes les trois s’affairent à satisfaire les journalistes : café, photocopies, elles répondent également de ce qui s’accumule, poussière sur les vitres de plexiglas, réclamations des voisins qui se plaignent de la musique jouée trop fort, et les appels, dont les miens, réitérés, je n’ai vraiment pas d’argent, pourrait-on me payer, que faire pour qu’on me paye enfin ?

Il me morigène, ça n’est pas très correct de débarquer à l’improviste, il était sur le point de me rappeler. Tu n’as pas froid, comme ça, demande-t-il en posant un index sur mon ventre que laisse voir le treillis porté bas sur les hanches. Il s’enquiert de « mes camarades », le collectif politique avec lequel je partage un immeuble abandonné en plein centre de Paris, c’est formidable, des espaces de solidarité tel que celui-ci, mon article va contribuer à le faire savoir, c’est important, à l’heure actuelle, j’acquiesce, justement, j’ai vraiment besoin… Il m’interrompt, allons boire un verre, on sera mieux qu’ici.

Ce bar, le rédacteur en chef l’apprécie pour sa mixité sociale, bientôt, le Paris populaire aura disparu, mais parlons plutôt de moi, que fais-je de mes journées, suis-je étudiante en lettres, en socio, il pourrait me recommander à d’autres parutions et…

« Je ne suis pas étudiante. Et j’ai besoin de cet argent. »

Un léger mouvement de recul, il fronce les sourcils, incommodé, inutile de prendre ce ton misérabiliste, d’un geste théâtral, il balance quelques francs sur la table et se dirige vers la sortie. Je le suis, zigzague entre les passants, il s’arrête devant un distributeur. Du bout des doigts, il me tend un billet : « Voilà, n’en parlons plus. 

– Tu m’avais promis le double.  » 

Il a plié les genoux pour être plus petit que moi et me fait face en battant des cils, un poupon grisonnant qui me parodie d’une voix suraiguë : 

– Gnagnagna… », il se redresse, « Tu es marrante, toi, sous tes airs de blondinette, c’est quoi, ces méthodes de petit gangster ? » 

Je répète : « Le salaire convenu, c’était le double. Alors…

– Alors quoi ? Hein, quoi ? Je t’écoute… »

Alors il va falloir qu’il remette sa carte dans le distributeur. Tout de suite. 

Un couple sort de la banque, indécis, faut-il le secourir, cet homme qu’une jeune fille pousse d’une main vers le distributeur et qui pianote son code, furieux. « Le voilà, ton fric ! »

Il rassure le couple d’un sourire crispé, pas lieu de s’inquiéter, range sa carte bleue dans la poche arrière de son jeans, j’ai gardé mon salaire à la main, deux billets qu’il désigne, méprisant : 

« Tout ça pour ça… Sache que tu ne te grandis pas en jouant à la marchande avec ton texte. »

Son regard se détourne du mien, cherche plus bas, tu es sacrément vulgaire, quand même, lâche-t-il sans quitter des yeux la peau nue de mon ventre.

Les deux billets dans ma poche côtoient les pièces gagnées à être vendeuse le week-end dans une boutique de prêt-à-porter pour jeunes hommes chics ; la tenue obligatoire, ou dress code, – un tee-shirt noir échancré et une jupe courte – embarrasse lorsqu’on doit s’agenouiller devant les clients pour marquer l’ourlet de leur pantalon. Parfois, ceux-ci laissent un pourboire, leur numéro de téléphone. Le patron recommande aux employées d’être « charmantes mais pas vulgaires ». 

J’ai vingt-quatre ans et j’apprends les frontières ; souriante mais pas engageante, serviable mais pas aguicheuse, j’apprends ce qu’il faut savoir donner pour gagner un peu plus, ce qu’il faut laisser voir, croire. Un savoir silencieux appris sur le tas, un savoir dont on ne se vante pas, dont on ne sait qui l’a transmis et récompensé de piécettes. De l’autre côté de ce savoir, il y a la classe des vendeurs impeccables jamais à genoux. À la pause, on leur rapporte les propos les plus graveleux auxquels on a eu droit, ils écarquillent les yeux, on ne fait pas le même métier, mais « vendeuse, ça gagne mieux, avec ces petits extras ». 

Le magazine dans lequel est publié mon premier article est en kiosque depuis quelques jours. La couverture enjoint de « ne pas perdre sa vie à la gagner, ne soyons plus les putes du capital ». En première page, l’édito énumère les noms des journalistes, les prénoms des jeunes filles à la voix suave, « indispensables mascottes ». Puis, viennent les sponsors de ce numéro pilote et enfin, mon nom, précédé de la mention : « autres ». 

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