Comment caractériser les inégalités salariales entre hommes et femmes ?

Elles sont aujourd’hui totalement incompréhensibles. Nous sommes dans un pays où, depuis un demi-siècle, les femmes sont plus instruites et plus diplômées que les hommes. Où les femmes constituent désormais près de la moitié de la population active – 48% –, contre un tiers dans les années 1960. La féminisation du monde du travail comme les réussites scolaires et universitaires des filles sont des événements marquants de la fin du XXe siècle. Ajoutons à cela que depuis des décennies, les trajectoires professionnelles de la majorité des femmes sont continues : elles ne s’arrêtent pas à l’âge de la parentalité. L’égalité des salaires aurait dû surgir au bout de ce chemin. Ce n’est pas le cas !

Pourquoi ?

Le monde du travail n’est toujours pas mixte. Les hommes et les femmes n’exercent pas les mêmes métiers, ou n’ont pas les mêmes fonctions à l’intérieur d’un même secteur. Dans l’industrie, ils n’occupent pas les mêmes postes. On ne peut donc comparer leurs feuilles de paie. Quand la loi dit « à travail égal, salaire égal », elle vise bien souvent un angle mort, car il n’y a pas beaucoup de travail égal. Et s’il arrive qu’hommes et femmes accomplissent le même travail, celui-ci n’est fréquemment pas reconnu de la même façon. À travail strictement égal, il n’y a quasi jamais de salaire égal. Par ailleurs, il existe un fossé entre ce qui se passe à l’école et à l’université et ce qui se passe dans le monde du travail. Les filles sortent victorieuses de la compétition scolaire et universitaire, mais, une fois sur le marché de l’emploi, les diplômes n’ont ni le même poids ni le même prix selon qu’ils sont détenus par des hommes ou par des femmes. 

Les inégalités se creusent aussi entre femmes ?

Oui, entre celles qui ont une réussite professionnelle après de bonnes études et celles qui se situent à l’autre bout de l’échelle sociale : des femmes aux emplois instables, peu rémunérés, précaires, qui naviguent entre des petits boulots et des périodes de chômage. À la faveur de la crise, l’écart s’est creusé. Le chômage et le sous-emploi touchent beaucoup les femmes. Florence Aubenas, dans son formidable livre Le Quai de Ouistreham, montre bien la condition de ces femmes de ménage qui travaillent sans arrêt mais ne gagnent pas assez pour vivre. Et il en est de même pour nombre d’ouvrières, de vendeuses, de caissières. La pauvreté laborieuse est un fléau surtout féminin. Cette réalité n’apparaît pas dans les chiffres sur les écarts de salaires car bien souvent on efface le temps partiel des statistiques. On gomme ainsi une partie de la réalité. Ce phénomène va à contre-courant de l’écart moyen des salaires qui se resserre très lentement. La contre-tendance concerne les bas et les très bas salaires liés au temps partiel, lequel, il faut le dire, a été promu par les pouvoirs publics. L’État a longtemps subventionné le sous-emploi.

Cette inégalité vient-elle aussi d’une entrée plus tardive sur le marché de l’emploi ? 

Avec Monique Meron, nous avons mis en lumière des réalités inattendues. Notamment celle-ci : on comptait en 1962 autant de femmes actives qu’en 1901. Les chiffres parlent. En 1901, on comptait 6,8 millions de femmes actives ; en 1962, 6,6 millions ; et aujourd’hui, 14,4 millions. Quant aux hommes, 12,9 millions travaillaient en 1901, 13,2 en 1962, 15,5 en 2012. Le nombre a ainsi très peu augmenté du côté des hommes, mais a presque doublé chez les femmes. 

Que s’est-il passé ? 

Dans années 1960, on a effectivement assisté à la montée en puissance des femmes due à la salarisation. Cette féminisation soutenue et rapide du salariat est une lame de fond apparue avec les Trente Glorieuses, et qui s’est poursuivie durant les années de crise. Mais les femmes ne sont pas de nouvelles venues sur le marché du travail. Elles étaient déjà là. Elles ne sont pas non plus arrivées essentiellement pendant les guerres. Si elles ont remplacé les hommes dans les usines où auparavant il n’y avait que des postes masculins, elles n’ont pas quitté leur foyer pour aller travailler : elles ont quitté des usines de femmes pour aller dans des usines d’hommes, c’est différent. Les fameuses « munitionnettes » des usines d’armement étaient déjà des ouvrières.

On est surpris par ces statistiques qui vont à rebours des idées reçues.

Il est important de savoir comment on compte le travail des femmes car le chiffrage est politique. La manière de le compter ou de le décompter éclaire le statut des femmes dans la société du travail. 

Que voulez-vous dire ?

En 1954, l’INSEE a changé sa définition de la population active. Les femmes qui vivaient dans une exploitation agricole étaient jusqu’ici comptées comme agricultrices. On a alors décidé de ne plus le faire. Cette année-là, le nombre officiel de femmes actives a brusquement diminué en France, de 7,6 à 6,6 millions. Repartant de cette nouvelle définition, nos statisticiens ont alors recalculé à la baisse le travail des femmes entre le début du siècle et 1954. C’est ainsi que naquit la légende de la baisse tendancielle de l’activité professionnelle des femmes pendant la première moitié du XXe siècle. C’était faux ! On avait juste changé le critère. Une agricultrice, soudain, était transformée en une inactive qui regardait passer les vaches.

Les inégalités de salaires ont-elles toujours existé entre hommes et femmes ?

C’est historique. Cette inégalité a même été inscrite dans certaines conventions collectives avant que le droit ne l’interdise. La justification ? Ce que gagnait la femme était considéré comme un salaire d’appoint. Ce cliché perdure encore : les hommes travaillent pour nourrir leur famille, les femmes ont un petit salaire pour satisfaire leurs petits besoins. Avec l’idée que derrière chaque femme il y a toujours un homme – un père, un mari, un frère – qui est là pour subvenir à ses besoins. C’est la négation de l’autonomie des femmes. Dans les années 1980, j’ai mené une enquête dans une entreprise en « sureffectif » qui proposait trois solutions aux syndicats : 146 licenciements secs, 260 temps partiels, ou une réduction du temps de travail non compensée pour tout le monde. Les syndicats ont opté pour le temps partiel. Le lendemain, les 260 femmes de l’usine ont reçu un courrier les obligeant à « choisir » entre un mi-temps ou la porte. Toutes ont choisi le mi-temps. J’ai inlassablement demandé pourquoi 260 personnes étaient devenues 260 femmes. Un syndicaliste a fini par s’énerver : « J’ai eu 3 enfants et à chaque fois c’est ma femme qui est allée à l’hôpital, pas moi. Eh bien, le temps partiel c’est pareil. » C’est l’idéologie du chef de famille et du salaire d’appoint. Une grave régression. 

Pourquoi les inégalités salariales sévissent-elles aussi dans la fonction publique ?

Nous ne sommes pas dans le temple de l’égalité. Les écarts de salaires sont très importants car hommes et femmes n’ont pas les mêmes carrières, ni les mêmes échelons, indices ou avancements. Le taux d’activité des femmes de 25 à 49 ans est passé de 40 % dans les années 1960 à 80 % aujourd’hui. Celles qui prennent un congé parental le paient très cher, on le sait maintenant. Après les trois ans de ce congé, elles ne retrouvent pas facilement un emploi. D’une manière générale, la carrière de toutes les femmes, des caissières aux cadres, est pénalisée dès lors qu’elles cessent un temps de travailler. 

Que disent les inégalités salariales sur la place des femmes au travail ? 

Elles posent la question de la valeur sociale du travail. Comment décide-t-on qu’un travail est qualifié et un autre pas ? La réponse n’est pas technique mais politique. Il s’agit d’une construction sociale. Je l’ai vu par exemple dans la confection : la couture, – effectuée par des femmes – est un travail non qualifié. En revanche, la coupe de tissu – métier masculin – est un travail qualifié. Coudre n’est pas une tâche qualifiée, couper si. Et pourquoi ? Les travailleurs qualifiés sont bien sûr mieux payés. J’ai aussi enquêté autrefois dans un journal régional où des femmes clavistes s’étaient mises en grève pour demander l’égalité des salaires. C’était à l’époque du passage du plomb à l’offset. En visitant l’atelier, on voyait d’un côté des femmes en blouse blanche qui tapaient sur des claviers. Séparés d’elles par une rangée de plantes vertes, des hommes en blouse blanche effectuaient le même travail, mais les syndicats comme la direction théorisaient la qualification des hommes comme la non-qualification des femmes. Celles-ci gagnaient à l’époque 2 000 à 3 000 francs de moins que les hommes. Un travail identique n’avait donc pas la même valeur sociale, et ne donnait pas lieu à un même salaire. Ces inégalités salariales sont une vraie violence. 

Quelles évolutions notables voyez-vous depuis les années 1980 ?

Ce qui a évolué, c’est la croissance de l’activité féminine. Au début de la crise, dans la période 1975-1979, les économistes prévoyaient une baisse de cette activité. Elle ne s’est pas produite. C’est une première dans l’histoire du salariat. Ils pensaient que les femmes rentreraient à la maison et que les hommes les remplaceraient. Or il n’y a pas eu de substitution de main-d’œuvre. Les hommes n’ont pas pris les emplois des femmes. Paradoxalement, la ségrégation du monde du travail, sa division sexuelle, a protégé les femmes de la crise de l’emploi. L’industrie, qui employait une majorité d’hommes, a perdu le plus de postes, alors que les services, qui eux continuaient de créer des emplois, étaient surtout assurés par des femmes. 

Comment lutter efficacement contre ces inégalités qui persistent ?

Dans d’autres domaines concernant les inégalités entre les sexes ou les libertés des femmes, on a beaucoup avancé par scandales : sur l’avortement, le viol, ou maintenant le harcèlement sexuel. La question du travail n’a jamais fait scandale. Comme s’il y avait une tolérance sociale. Il n’y a jamais eu de procès retentissant, politisé, comme celui de Bobigny, en 1972, qui a représenté une étape importante du combat pour la dépénalisation de l’avortement. On en attend désespérément l’équivalent sur ces inégalités salariales qui demeurent. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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