Yacouba n’avait pas donné de nouvelles depuis des mois. Cela ne lui ressemblait pas. Le hasard a voulu qu’il m’écrive un jour où nous nous trouvions dans la même ville, à Zuwara, au nord-ouest de la Libye. On s’est donné rendez-vous dans un café du centre-ville. Il n’avait plus le même regard vif de notre première rencontre, en 2012, dans le camp de Choucha. À l’époque, il fuyait la Côte d’Ivoire, où il était menacé de persécutions. Yacouba avait obtenu le statut de réfugié en Tunisie. Mais rien n’est vraiment prévu là-bas pour eux, mis à part une allocation de quelques centaines de dinars mensuels. Pas de quoi s’en sortir. Il avait bien tenté de survivre grâce à sa musique, mais avait fini par comprendre que son avenir, il devrait le chercher ailleurs. Comme des milliers d’autres avant lui, il avait alors envisagé d’aller en Italie. Trois ans après son départ de Tunisie, dans ce petit café, il a commencé à me raconter pourquoi il n’avait plus été en mesure de me donner des nouvelles, et comment il est resté coincé du mauvais côté de la Méditerranée. 

Un mois après son arrivée en Libye, Yacouba s’est fait kidnapper par des « hommes masqués », une milice composée d’anciens révolutionnaires aujourd’hui ralliés à Tripoli. Ils sont venus le chercher dans la maison de passeurs où il se cachait avec une quarantaine d’autres migrants. Hommes et femmes ont ensuite été vendus à des rebelles – 200 dinars par tête – et enfermés dans des fermes, hors des villes. Ces « ghettos » sont des prisons non officielles aux allures de centres de torture. Leurs gestionnaires ne sont pas libyens. Comme Yacouba, ils viennent d’Afrique subsaharienne. « Mes propres frères », m’a-t-il dit, qui tabassaient les hommes le jour et violaient les femmes la nuit. Les migrants sont pour eux une marchandise. Ils les enferment pour se faire de l’argent en jetant les femmes dans des réseaux de prostitution, et en obligeant les hommes à demander une rançon à leur famille, à hauteur de 250 euros. Et quand tu n’as plus de famille, tu n’as que tes yeux pour pleurer. Et ton dos pour endurer les coups de fouet. 

Dans les ghettos, la règle est toujours la même : la libération ne va pas sans la traversée. Si tu veux sortir, tu dois prendre la mer. Et c’est 400 euros en plus que la famille doit verser sur un compte Western Union. C’est ce que l’on appelle le « transfert local ». Yacouba n’a plus de famille, il ne pouvait pas payer. Finalement, c’est en empruntant auprès d’autres migrants qu’il a pu financer sa pseudo-liberté. Un soir de décembre, il a embarqué sur un zodiac, terrorisé. Il en parle encore comme « la plus longue nuit de [son] existence ». 150 migrants sur un bateau, entassés sous les coups des passeurs, qui cherchent à en faire partir le plus possible. Que les migrants vivent ou qu’ils meurent ne change rien pour eux, tant qu’ils ont payé leur traversée. Pour ces hommes et ces femmes, la mer est l’ultime étape de leur parcours d’esclave. 

Plusieurs heures après leur départ en mer, la police maritime de Zaouïa les a arrêtés et renvoyés en prison. Retour à la case départ. Il a de nouveau fallu vivre enfermé, subir les coups, entendre les femmes hurler. Et trouver de l’argent, encore et toujours. Au fil de son calvaire, Yacouba a perdu espoir. Il voudrait retourner en Tunisie, il est épuisé. Son histoire est celle de centaines de milliers d’exilés passés par la Libye.

Je voudrais faire comprendre qu’une fois entrée dans ce système de traite humaine et de rançonnage, une personne ne peut en sortir qu’en se jetant à la mer. Elle y est poussée. On ne passe plus par ce pays, on en réchappe : Yacouba ne cherchait plus à se rendre en Europe, il voulait juste ne pas mourir en Libye. Les migrants qui embarquent sur les zodiacs ont été ballottés de ghetto en ghetto, placés en détention durant plusieurs mois. Maltraités, dépouillés, leurs corps épuisés sont alors portés par le seul espoir de retrouver un semblant de dignité sur le « continent des droits de l’homme ».

Et si la Libye est devenue un enfer pour les migrants, à cause, entre autres, des déséquilibres économique et politique qui touchent le pays depuis la révolution du 17 février 2011, la France et l’Italie s’enfoncent elles aussi peu à peu dans des logiques inhumaines, restrictives et discriminatoires en matière de politique d’accueil. Pire encore, elles exportent ces logiques dans des pays tiers avec qui l’Union européenne ne cesse de signer des accords – ce que l’on appelle froidement l’« externalisation des frontières ». L’UE a récemment transféré l’équivalent de 80 millions d’euros à la Libye et au Niger, en échange de quoi les deux pays se sont engagés à tarir le flux de migrants à leur frontière commune. Dans la ville d’Agadez, aux portes du désert, les voitures de passeurs sont régulièrement confisquées à leurs propriétaires. Depuis deux ans, plus d’une centaine de pick-up s’entassent dans un cimetière de ferraille improvisé. La route n’est plus balisée et il faut désormais traverser les centaines de kilomètres du Sahel par de nouvelles voies, plus dangereuses, que personne ne connaît vraiment. Même les Touaregs s’y perdent. Sans téléphone satellite, une panne de voiture et c’est terminé. Le voyage n’a jamais été aussi risqué qu’aujourd’hui, le prix de la traversée aussi coûteux. L’Europe peut se réjouir car bientôt, les migrants ne mourront plus en mer. C’est dans le désert que l’on retrouvera leurs corps ensablés. 

Conversation avec MANON PAULIC

 

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