LONDRES. Dominic Cummings est passé à la postérité comme le magicien de la fake news. À Westminster, le quartier historique de Londres où siège le Parlement, cet ancien de l’université d’Oxford est aussi réputé pour son impolitesse, son arrogance et son mépris total des formes. Il a l’autorité tranchante, le caractère maussade et ne retient guère ses coups. Mais si le quotidien de centre gauche pro-européen, The Guardian, n’a pas hésité à qualifier de « psychopathe » l’ancien directeur de la campagne du mouvement « Vote Leave » lors du référendum du 23 juin 2016, c’est avant tout parce que son mensonge sur la contribution britannique au budget européen a joué un rôle décisif dans l’issue du scrutin.

« 350 millions de livres par semaine en plus en faveur du service national de santé (NHS) grâce à la fin de la contribution britannique aux caisses de l’Union européenne » : le slogan inventé par Cummings a été apposé sur toute la longueur de l’autobus de campagne des Brexiteers qui a sillonné le pays profond pendant plusieurs mois.

Tout un symbole que ce bus peint en rouge vif qui porte le message émotionnel et criard, un visuel fort qui contraste avec les froides statistiques économiques chères au Trésor. À bord du véhicule, les deux personnalités tories les plus médiatiques du camp de la sortie de l’Union européenne, l’ex-maire de Londres, Boris Johnson, et le ministre de la Justice, Michael Gove, ont répété à l’envi ce cri de ralliement simple et porteur, dans les petites villes anglaises et galloises. La jeune équipe qui entoure Cummings a relayé en boucle via Twitter cette affirmation fondée sur une énorme tromperie : « 350 millions de livres par semaine, c’est plus d’hôpitaux, de maisons de retraite et d’écoles, bien au-delà de nos besoins. »

Dans la joute du référendum, les rôles ont été partagés. Cummings a laissé à l’autre organisation favorable au Brexit, « Leave.EU », proche de la formation populiste et xénophobe UKIP, le soin de dénoncer l’immigration. Son chef, Nigel Farage, a pu jouer en toute liberté la carte du racisme. Moins toxique, plus acceptable, le choix du renflouement du Service national de santé s’avère un coup de génie.

En effet, les Britanniques sont très attachés à leur NHS, un système étatique gratuit mis en place après la guerre. Mais, en raison du vieillissement de la population et aussi de la restriction des crédits en termes réels dans le cadre de la politique d’austérité draconienne menée depuis 2010, le système craque par toutes les coutures. Les lézardes courent comme la foudre sur les cabinets médicaux et les hôpitaux auxquels ont recours l’énorme majorité des sujets de la Reine. L’arrivée d’un million d’Européens de l’Est depuis 2004 a aggravé les pressions sur les services publics, non seulement la santé, mais aussi les écoles et le logement, dans les quartiers populaires. Les Brexiteers sont simplement à l’écoute du petit peuple. 

Qu’importe que le chiffre de 350 millions soit totalement faux. Il s’agit de la contribution brute du Royaume-Uni aux caisses communautaires. En tenant compte du rabais budgétaire et des versements de la politique agricole commune comme du Fonds européen de développement économique régional, la somme tombe à 200 millions de livres, voire bien en deçà. Le gouvernement conservateur de David Cameron ne relèvera pas la provocation. Les anti-Brexit mettent le paquet sur la dénonciation des conséquences économiques présumées catastrophiques du largage des amarres. Les experts, les milieux d’affaires et les intellectuels londoniens sous-estiment l’importance de l’enjeu de la santé publique. Il est vrai que l’establishment britannique a recours à la médecine privée. De plus, les sondages donnent le « Remain » largement en tête.

Tenues à la neutralité, la BBC et ITV n’osent pas contester le montant défendu par Cummings. Les journaux europhiles se concentrent sur d’autres volets plus sexy du Brexit : l’immigration pour le Guardian et The Independent ; les risques que ferait courir un Brexit à la City pour le Financial Times ; l’isolement diplomatique pour le Times. L’argument NHS, en revanche, est propulsé avec force détails à la une des tabloïds, les journaux populaires à scandale (Daily Mail, Express, Sun), europhobes et virulents, qui pèsent 5 millions de lecteurs par jour.

« Jamais la perspective de gagner ne m’a frôlé l’esprit. Nous n’avions rien à perdre. Je me suis dit, fais-toi plaisir, jette une grosse pierre dans la mare et voyons l’effet. Et ça a marché », dira par la suite Cummings. Aux dernières nouvelles, le spadassin de la tromperie a finalement estimé que le départ de l’UE représente une « grave erreur ». Il est vrai qu’il est aujourd’hui dans ses petits souliers, le grand manitou du Brexit. La vive controverse sur le rôle de la Russie dans l’issue du référendum britannique a relancé les interrogations sur un épisode mystérieux de sa jeunesse. Après ses études, Cummings, qui parle couramment russe, a travaillé trois ans à Samara, non loin de la frontière avec le Kazakhstan, dans le secteur aéronautique.

Aujourd’hui, même les eurosceptiques les plus militants préfèrent oublier la folle promesse de campagne. À l’exception du ministre des Affaires étrangères, l’ineffable Boris Johnson, qui défend toujours bec et ongles les 350 millions de livres promis « pour faire de notre pays le plus puissant de la planète ». 

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