« Je n’ai pas le temps ! » Cette formule est sans doute l’une des expressions que nous employons le plus souvent dans notre vie professionnelle ou privée. Et en vertu d’une habitude de pensée qui nous pousse à embellir le passé aux dépens du présent, nous considérons que cette situation est propre à notre présent, comme si les époques antérieures avaient été mieux loties en termes de temps disponible. D’où l’idée fort répandue qu’on n’a plus le temps. Notre époque serait marquée par ce que Gilles Finchelstein a appelé « la dictature de l’urgence ». Mais, dira-t-on, ce diagnostic est-il bien exact ? Les hommes n’ont-ils pas depuis toujours éprouvé, à des degrés divers, ce sentiment de manquer de temps ? Déjà dans l’Antiquité, au Ier siècle après Jésus-Christ, Sénèque écrivait une satire féroce de l’affairement, qu’il opposait au loisir du sage. Les gens occupés n’ont selon lui jamais assez de temps, car ils ne font que le dilapider ou accepter que des pilleurs de temps (clients, relations, etc.) le leur dérobent abusivement. Il avertit son ami Lucilius : « Ne te paie jamais d’une telle excuse [le fameux “je n’ai pas le temps”]. J’ai du loisir, et en a qui veut. Les affaires ne nous cherchent pas ; c’est nous qui nous y jetons à corps perdu, dans la pensée que le tracas des occupations est la preuve sensible du bonheur. »

Dire qu’on n’a plus le temps est d’autant plus paradoxal à notre époque qu’on pourrait soutenir, au contraire, qu’on a plus de temps par rapport aux siècles précédents, dans la mesure où la durée légale du travail n’a cessé de diminuer, tout comme la durée des tâches ménagères, du fait de certaines améliorations technologiques (la machine à laver, le four à micro-ondes, les courses en ligne plus récemment…), ce à quoi s’ajoutent l’augmentation de l’espérance de vie et l’abaissement de l’âge de la retraite. Pourquoi, dès lors, le sentiment de manquer de temps serait-il devenu la préoccupation numéro un des Français, quels que soient leur situation et leur âge, si l’on en croit une enquête IPSOS parue en avril 2011 ? 

Face à ce paradoxe du temps libre – plus il augmente, moins on a le sentiment d’en avoir –, on peut être tenté de voir dans la déploration du manque de temps une hallucination collective, comme l’a fait Clément Rosset. Pourtant, les enquêtes des dernières décennies sur les conditions de travail montrent un malaise croissant par rapport au temps, qu’on aurait tort de négliger. Les statistiques du ministère du Travail révèlent que plus de la moitié des salariés en France disent travailler dans l’urgence (enquête de la DARES de 2005). Les dernières statistiques de la Fondation de Dublin (l’Eurofound) en 2015 confirment cette tendance à l’échelle de l’Union européenne : travail intensif, cadences élevées, délais très courts, interruptions fréquentes. Un tiers des travailleurs affirment n’avoir jamais, ou rarement, assez de temps pour effectuer correctement leur travail, ce qui, on le sait, est l’une des causes majeures du stress et des burn-out. Toutes ces personnes sont-elles victimes d’un fantasme collectif ?

Sans vouloir faire de l’économie la cause unique de ce malaise, il me semble que le rôle du capitalisme en la matière est trop souvent minoré sinon éludé dans les réflexions sur le court-termisme et l’accélération qui règnent dans les sociétés modernes. Car dans le monde du travail (je ne parle pas ici de l’urgence au sens médical), la contrainte de se presser, qui est au cœur de la notion d’urgence, est souvent la conséquence de méthodes délibérées de management, centrées sur l’optimisation du temps : néotaylorisme, toyotisme, lean manufacturing, etc. Celles-ci ont été largement appliquées non seulement dans l’industrie, mais aussi, depuis les années 1980, dans le secteur tertiaire et maintenant dans les services publics (comme l’illustre un documentaire récent sur l’hôpital Saint-Louis, Dans le ventre de l’hôpital, diffusé sur Arte en octobre dernier). Il est difficile de ne pas voir que ces stratégies de rentabilisation du temps – et de l’espace – sont liées à la course à la productivité inhérente au capitalisme dans ses différentes formes. Elles contribuent à diffuser des normes sociales du temps qui sont, aujourd’hui, la rapidité, la performance, la flexibilité, la mobilité, la réactivité ou la proactivité. Ces normes prennent parfois la forme d’une discipline, au sens que donne à ce mot Michel Foucault : une manière de penser et d’agir contrainte socialement mais intériorisée par les individus. Ce contrôle insidieux tend à faire de la dictature de l’urgence une tyrannie douce, et d’autant plus efficace.

Il existe bien entendu aussi des causes psychologiques au manque de temps chronique des individus, comme la recherche délibérée de l’« ivresse de l’urgence », que Nicole Aubert a observée chez certains cadres. Hartmut Rosa a également pointé un facteur culturel : le recul de la croyance religieuse en une vie après la mort laisse la place au désir d’intensifier la seule vie dont on dispose, celle d’ici-bas, en vivant le plus d’expériences possible, ce qui entraîne une accélération du rythme de vie. Cela peut expliquer notre paradoxe du temps libre : le temps hors travail semble toujours insuffisant, car il est investi par de nombreuses activités, qui relèvent des divertissements, de la consommation, mais aussi des tâches que l’on n’a pas pu terminer au bureau. Dans ce contexte, les nouvelles technologies de la communication et la connexion continue à Internet (ordinateur portable, smartphone, tablette) contribuent à coloniser et à compresser les temps des transports et des repas, ainsi que les espaces de temps libre si chèrement gagnés au cours de l’histoire (soirées, week-ends et vacances).

Dans la mesure où le manque de temps est fondamentalement un phénomène social et systémique, les solutions aux pathologies qu’il peut provoquer ne sauraient se réduire à des stratégies individuelles d’adaptation (parmi les plus récentes, on notera les techniques des micro-siestes discrètes lors des réunions, ou encore la slow-fourchette connectée qui vibre quand on mange trop vite…). Il semble plus approprié de mettre en place des solutions collectives, comme les législations sur le temps de travail – le droit à la déconnexion est le dernier exemple en date – ou la promotion d’une éducation qui ne soit pas asservie à la seule rentabilité économique, redonnant à l’école son beau sens étymologique de skholè (le loisir, en grec ancien). 

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