Adrenaline junkie

Dans son ancienne vie, Gilles Vernet courait après le temps. Ou après l’argent. Dans le milieu de la finance, les deux sont synonymes. C’étaient les années 1990, l’époque de la bulle Internet. Jeune trader, Gilles vit alors pour travailler. Chaque matin, à 7 heures, il prend son poste pour « analyser les marchés avant que les autres n’arrivent ». Il ne quitte jamais son bureau avant la clôture de la Bourse américaine, vers 22 heures. À peine s’accorde-t-il un jour de repos le samedi. « C’était excitant, raconte-t-il, dans son modeste studio de l’Est parisien. J’en voulais toujours plus. J’étais un adrenaline junkie. » Un drogué des sensations fortes. Cette course effrénée a duré dix ans et s’est achevée un matin, en 2001, lorsqu’il a appris que sa mère était atteinte d’une maladie incurable. Les médecins lui donnaient deux ans à vivre. L’électrochoc. Fils unique, il quitte tout pour l’accompagner dans ses dernières années. À ses côtés, il prend conscience de la valeur du temps. Celui que sa mère lui a consacré, entièrement et pendant trois ans de sa jeune vie, pour l’élever. « Je sais que l’attention qu’elle m’a offerte à cette période de ma vie m’a permis d’acquérir la confiance en moi qui me porte aujourd’hui. » À ses yeux, le temps n’est plus seulement de l’argent mais aussi de l’amour. Gilles change alors de métier et devient professeur des écoles. En 2016, il réalise avec ses élèves de CM2 un documentaire – Tout s’accélère – pour expliquer pourquoi le temps nous échappe. L’année suivante, il propose quelques clés pour faire ralentir le temps dans son livre Tout s’accélère : comment faire du temps un allié (Eyrolles, 2017). 

« Le point de départ, c’est la prise de conscience de cette adrénaline », explique-t-il. Elle nous donne la sensation d’être surpuissant, mais son absence s’apparente à du vide. » Comme un drogué, il a dû s’en désaccoutumer progressivement en triant les tâches à accomplir. « Il faut accepter le fait que nous sommes face à un flux exponentiel et qu’il n’est pas possible de tout faire. » Gilles a commencé par trier ses mails, à ne pas en ouvrir certains, à ne pas répondre à d’autres. Il a appris à faire de la technologie un allié et non plus un ennemi. Désormais, il paramètre son smartphone en mode silencieux en journée, puis en mode « ne pas déranger » en soirée pour éviter d’être constamment déconcentré. À partir d’une certaine heure, seules les quelques personnes figurant dans ses « favoris » peuvent le joindre. « Ces outils existent, il faut s’en servir. » Depuis qu’il a appris que « l’endormissement était un moment clé de la journée où tout se range et se priorise dans l’esprit », il ne lit plus les nouvelles sur son petit écran avant de dormir, laissant plutôt son esprit s’organiser en pilote automatique. Cela ne l’empêche pas de faire le vide, plusieurs fois par jour, en pratiquant la méditation, moins au sens spirituel que physique du terme. « Méditer, c’est respirer, explique-t-il. Et la respiration, c’est le métronome de nos vies. Elle bat le temps à l’intérieur de nous. » Respirer lentement et profondément permet de changer de vitesse. « Je le fais tous les jours, quelques minutes, avec mes élèves, et dès que je le peux. Dans l’ascenseur, par exemple. Il ne faut pas attendre de faire son heure le week-end. Mieux vaut attraper les instants. » Gilles insiste aussi sur l’importance de sortir du consumérisme. « Acheter, puis consommer ce dont nous n’avons pas fondamentalement besoin prend énormément de temps, conclut-il. Mieux vaut le consacrer à aimer. Retrouver le temps de faire l’amour. D’aimer sa femme, ses enfants, ses parents. » Avec Gilles à ses côtés, sa mère a finalement vécu six ans de plus.

Un burn-out à la campagne

Nelly Pons est la preuve vivante qu’il n’est pas nécessaire d’être plongé dans la folie des métropoles pour perdre les pédales. Elle vivait en Ardèche, dans un petit village isolé, lorsqu’en 2014, un burn-out l’a terrassée. Directrice d’une structure associative d’agro-écologie fondée par Pierre Rabhi, elle travaille alors 50 à 70 heures par semaine. « C’était un choix, explique-t-elle. On ne m’a forcée à rien. Mon travail avait un sens et j’étais passionnée. Pierre Rabhi a su que j’étais malade mais n’a jamais vraiment connu les détails. On a gardé un bon contact, je n’ai aucune rancœur. On a tous une part de responsabilité dans ce qui nous arrive. » Âgée de 34 ans à l’époque, mère d’un petit garçon, Nelly a « envie de tout embrasser, de tout faire ». Elle n’a pas conscience du danger. Du jour au lendemain, son corps a cessé de fonctionner. Son cœur battait, ses poumons s’emplissaient d’air, mais le reste de son corps refusait de se mouvoir. « On fait souvent référence à l’épuisement des ressources lorsqu’il s’agit de critiquer nos modes de vie actuels, mais on oublie de dire qu’il mène à l’épuisement du vivant en général, et donc de nous-mêmes. » Pendant deux longues années, Nelly reste alitée. Au début, elle dort entre 20 et 22 heures par jour. Plus elle essaye de faire d’efforts, moins elle y parvient. « Ma volonté ne me servait plus à rien. » Le corps rattrape le temps qu’on lui a volé. Au bout d’un an, elle réussit à lire de courts articles dans les journaux, à se préparer à manger. L’année suivante, elle commence à aller mieux, mais la médecine la déclare inapte à reprendre son ancien poste. Elle est contrainte de réinventer sa vie, de se réinventer elle-même. « J’ai dû changer mon rapport au temps et au faire. » Pour retrouver un équilibre, elle s’astreint à pratiquer des activités manuelles. « Le corps a une autre temporalité », dit-elle. Elle bricole, fabrique des placards, un nouveau lit pour son fils. Elle a l’impression que le temps lui permet de construire quelque chose de concret, de palpable. Un objet qui reste, qui ne s’échappe pas. Mais surtout, elle jardine. Les plantes lui imposent leur rythme, la forcent à ralentir. Elle ne peut pas jardiner plus vite qu’elles ne poussent, plus vite que les saisons, que le jour et la nuit. Le jardinage bouleverse son rapport au temps. Elle a toujours eu du mal à se lever et pourtant, l’été, il lui arrive de jardiner avant même de prendre son café. Un réveil en douceur, au rythme de la Terre. « S’entourer de nature aide véritablement à ralentir, explique Nelly. Dans nos vies trépidantes, on se donne une importance démesurée. Voilà pourquoi certains ne décrochent pas de leur travail. Dans un grand espace ou face à un arbre qui a mis des millénaires à pousser, en contemplant un lieu qui nous semble immuable, on se dit que l’on n’est pas grand-chose. » Cette nature qui force à l’humilité l’aide à accepter ses échecs et sa condition humaine. Forte de son expérience, Nelly écrit un livre, Choisir de ralentir (Actes Sud, 2017), dans lequel elle insiste sur l’alternance des rythmes. « Ralentir est souvent perçu comme une perte de dynamisme ou d’enthousiasme. Or ralentir, ce n’est pas une question de cadence, mais plutôt d’équilibre. Il s’agit d’alterner entre des moments de vitesse et des moments de lenteur. » En réfléchissant sur la notion de temps, elle a découvert qu’il existait un moment juste. « On prévoit de réaliser une tâche à 9 heures, par exemple, mais le corps et l’esprit ne seront peut-être pas disposés à réaliser cette tâche précise à cette heure précise. » Dans ce cas, Nelly patiente dix minutes pour être réellement prête. « C’est comme une voiture qui accélère en première sur la neige : il est parfois préférable de s’arrêter pour redoser la cadence. Vous faites ainsi tout de manière plus efficace et plus rapide et la sensation de perte de temps devient une illusion. La perception du temps est liée aux émotions et à la disponibilité intérieure. »

De sa période de convalescence, Nelly garde aussi quelques habitudes qui lui permettent de s’ancrer dans le présent et d’oublier le temps qui passe. « Quand j’en étais arrivée au stade extrême de non-écoute de mon corps, au point de ne plus sentir l’envie d’uriner, je faisais sonner un réveil toutes les heures. Lorsque la sonnerie retentissait, je devais m’asseoir et me demander si tout allait bien, et de quoi j’avais besoin. » Depuis qu’elle est rétablie, elle continue de faire sonner ce réveil plusieurs fois par jour. C’est un moyen pour elle de se reconnecter avec elle-même, de faire une pause. Elle a aussi pris l’habitude d’arriver en avance à chaque rendez-vous, pour un « café-clope » pendant lequel elle peut « s’installer et habiter l’instant ». Comme Gilles, Nelly a compris les bienfaits des moments passés à ne rien faire, plus efficaces à ses yeux qu’un cours de méditation ou de yoga. « Il faut encore courir pour se rendre à son cours, et le moindre retard devient une occasion de plus pour s’autoflageller. Attention à la finalité de ce genre d’outil, l’idée ici n’est pas de produire plus. » Elle chérit, elle aussi, le moment du coucher. « C’est là qu’émerge la créativité et que revient l’énergie vitale. Il faut faire en sorte de créer ces instants-là à d’autres heures de la journée. »

Quand la mort suspend le temps 

Florent Chiapello, 29 ans, a toujours vécu « une vie à deux mille à l’heure ». Au lycée déjà, ce jeune Toulousain jonglait entre les cours et ses entraînements de rugby, qu’il pratiquait à haut niveau. Quand il a entamé une formation en alternance, il était hors de question de renoncer à sa passion. Ce rythme intense, il l’a ensuite suivi dans sa vie professionnelle. Lorsqu’il monte son entreprise de recrutement, il ne compte ni ses heures ni son énergie. Idem lorsqu’il redevient salarié. « Je ne savais pas que j’allais trop vite, je n’avais rien connu d’autre, explique-t-il. En plus, on multipliait les galères financières. On a failli finir à la rue. » En roue libre, Florent sent qu’il est à deux doigts du burn-out. « J’étais agressif, du genre à vous poursuivre en vous insultant sur l’autoroute pour une queue de poisson. » C’est à la naissance de sa fille qu’il a une première prise de conscience : « On a failli la perdre, raconte-t-il. Quand on réanime votre fille sous vos yeux, je peux vous dire que la minute, vous la sentez passer. » Ce premier déclic n’est pourtant suivi d’aucun acte. Florent reprend sa course folle contre la vie. L’année qui suit, il ne voit pas sa fille grandir. C’est à la mort de sa chienne, victime d’une crise cardiaque, qu’il comprend qu’il doit changer. « Ça doit vous paraître con, mais je me suis identifié à elle. C’était comme un signal qui criait : ralentis. J’ai remis le temps en question à ce moment-là. Ça m’a pris six mois. » Son premier réflexe : « retrouver le pourquoi ». Pourquoi accomplir telle mission ? Pourquoi consacrer du temps à telle personne ? Petit à petit, il cesse de prendre des nouvelles des autres pour voir si l’on en prenait de lui. « Mon téléphone ne sonnait plus », confie-t-il. Il arrête d’inviter ses amis, et on ne l’invite plus non plus. « J’ai pris conscience que ma vie était illusoire. » Son moral est au plus bas. Dans un moteur de recherche, il tape «  au bout de sa vie, ne sait plus quoi faire ». Ses recherches l’entraînent vers des livres de développement personnel. « Au début, je me suis dit : qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Et puis j’ai lu Miracle Morning, de Hal Elrod. Ça a été une révélation. » Star du développement personnel aux États-Unis, Hal Elrod recommande à ses lecteurs de se lever une heure plus tôt chaque matin afin de « dédier un moment à la personne que nous souhaitons devenir ». Il recommande de diviser cette heure en plusieurs courtes activités comme la méditation, la lecture, l’écriture ou encore l’activité physique. Il y a deux ans, Florent a commencé à se lever tous les jours à 5 heures. « Je ne vous dis pas la tarte au début, quand le réveil sonnait ! » Il a mis du temps à apprécier l’exercice. « Quand j’ai commencé la médiation, je me suis dit que j’étais barjot. En plus j’arrivais au boulot éclaté, j’avais l’impression de faire n’importe quoi. » Il apprécie néanmoins le calme de la maison endormie et des rues désertes. « J’ouvrais le volet sans bruit, personne dans la rue. Je me promenais : toujours personne. Ça me donnait le sentiment d’avoir le courage de faire quelque chose que les autres ne faisaient pas, d’être capable. » Pourtant, au bout d’un mois, il craque et abandonne sa pratique matinale. « J’ai repris tous mes travers : je râlais toute la journée, je rentrais tendu en ayant l’impression de ne pas avoir eu le temps de tout faire, je regardais de nouveau les mails du boulot à la maison, je passais mon vendredi à penser au dimanche… » Alors, il a repris son programme, plus en douceur et avec bienveillance, suivant le précepte de Confucius : « Si vous devez un jour vous transformer, faites-le un peu chaque jour. » Depuis, Florent a progressivement arrêté de fumer et ses poussées de psoriasis ont disparu. Il lit cinq pages tous les matins, médite une dizaine de minutes, et sourit au volant. Il vit à son rythme. « J’ai même trouvé un nouveau poste d’ingénieur commercial, mon salaire a doublé ! » Il essaye aujourd’hui d’améliorer son alimentation, pour maintenir ce nouveau rapport au temps, et « parce que manger des tomates en janvier, ça ne colle pas ». Finies les « caisses avec les copains, à oublier ce que l’on a fait la veille ». Il respecte davantage son corps, le plus bel outil de mesure du temps. D’ailleurs, chaque samedi, il rend visite à sa grand-mère avec ses enfants. Les rides de son visage, les souvenirs au fond de sa mémoire qu’il peut lire dans ses yeux, incarnent le temps qui passe, mais lentement cette fois. 

 

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