Au cours de la dernière décennie, l’Arabie saoudite a connu des changements massifs sur les plans sociaux et politiques. Pour les étrangers, ces changements peuvent ne pas sembler aussi substantiels ou rapides qu’ils le sont réellement pour les Saoudiens. En 2008, j’ai lancé un blog, SaudiWoman.me, pour exprimer ma colère à propos du statut de la femme, de la censure, du manque de liberté et de participation politique dans le pays. Si vous m’aviez dit à l’époque que, dix ans plus tard, la police religieuse se serait vue dépouillée de ses pouvoirs, que les femmes travailleraient dans l’espace public, mais que la liberté de parole et l’ouverture politique auraient encore continué de se rétrécir, j’aurais trouvé difficile d’imaginer à quoi ressemblerait une telle contradiction. Et pourtant, ce qui n’aurait semblé alors qu’une vue de l’esprit est devenu une réalité quotidienne. 

Avant le décret de l’ancien roi Abdallah, en 2012, les femmes n’étaient pas autorisées à travailler dans les magasins fréquentés par des hommes. J’allais au centre commercial et trouvais des hommes derrière le comptoir, y compris dans les départements lingerie et maquillage. Désormais, non seulement les femmes travaillent dans les magasins de vêtements et de cosmétiques, mais elles sont aussi caissières dans des supermarchés et hôtesses d’accueil dans certains restaurants. La plupart de ces femmes portent une burqa, mais récemment, j’en ai vu quelques-unes qui ne couvraient que leurs cheveux. J’attribue ce changement libérateur au fait que la police religieuse n’a plus le pouvoir d’arrêter ou de poursuivre une femme qu’elle juge indécente – une étape préalable et nécessaire pour faire place à la nouvelle Autorité générale pour le divertissement et lever les interdictions empêchant les femmes de conduire ou d’aller au cinéma. De plus en plus de femmes se sentent désormais suffisamment en sécurité pour porter des abayas de couleur au lieu de l’abaya noire exclusivement approuvée par la police religieuse. Elles sont maintenant autorisées à entrer dans les stades de sport, et l’éducation physique a enfin été incluse dans le programme scolaire.

Ces changements ont rendu mes courses hebdomadaires à l’épicerie plus insouciantes et mes sorties familiales plus amusantes et variées. Et quand, en juin, les femmes pourront enfin conduire, cela rendra mes trajets plus pratiques et réduira probablement le trafic.

Pour autant, le prix payé pour ces changements me met plutôt mal à l’aise. Car si la censure gouvernementale et le manque de transparence sont un élément de base de la vie saoudienne, ils ont pris une ampleur très préoccupante. Au cours de l’année écoulée, de nombreux penseurs et écrivains influents ont ainsi été arrêtés, ou ont brusquement cessé d’écrire et de tweeter. Aziza Al-Youssef, une éminente militante des droits des femmes, n’a pas tweeté depuis septembre et le Dr Ibrahim Al-Modamigh, le seul avocat prêt à défendre les membres de l’Association saoudienne pour les droits civils et politiques (ACPRA), a supprimé son compte Twitter malgré ses dizaines de milliers d’abonnés.

Plus inquiétant encore est le silence entourant l’arrestation de centaines de personnes sans aucun processus judiciaire public, parmi lesquelles un blogueur et économiste influent, Essam Al-Zamil, dont la cause principale était la corruption immobilière, ou le professeur islamique modéré Moustapha Al-Hassan, qui prônait la tolérance religieuse et une interprétation plus libérale des textes islamiques. Les seules nouvelles officielles publiées à ce sujet sont des déclarations générales sur la neutralisation et l’arrestation des Saoudiens travaillant pour « le bénéfice des puissances étrangères », contre la sécurité du royaume.

Un autre groupe de personnes, composé de princes, de ministres du gouvernement et d’hommes d’affaires, a été arrêté sur la recommandation d’un comité anticorruption. Bien qu’ils soient mieux traités en étant détenus au Ritz local ou dans d’autres hôtels, ils n’ont pas davantage bénéficié d’un processus judiciaire public et transparent.

À l’heure actuelle, mon fil Twitter a pris une tournure dangereusement patriotique, et la moindre critique un tant soit peu distante à l’égard du gouvernement se trouve neutralisée. Le soutien public pour l’action gouvernementale que relaie ce média social ne correspond pourtant pas à ce que j’entends dans la vraie vie. Le niveau de tension y est élevé, même si beaucoup restent étourdis par les nouvelles libertés sociales. Quand quelqu’un manque à l’appel pendant quelques jours, les rumeurs et la crainte que cette personne soit retenue au Ritz ou à la prison générale commencent à bouillonner. Et l’introduction d’une nouvelle taxe, alors même qu’il n’y a aucune ouverture politique, représente un point sensible qui revient chez tous mes interlocuteurs. Encore récemment, au supermarché, la caissière me conseillait d’acheter des mois de provisions avant l’introduction de la TVA la semaine prochaine. J’ai ri et je l’ai informée que c’était bien mon intention. Étonnamment, elle a rétorqué qu’elle ne s’inquiétait pas tant du montant de 5 % que de l’endroit où cet argent irait. Et elle a poursuivi en me disant qu’elle serait fâchée si cette taxe ne finançait pas de meilleurs services et équipements publics. 

Il y a dix ans, l’idée d’avoir une conversation avec une caissière de supermarché saoudienne m’aurait soufflée. La semaine dernière, avoir cette conversation avec une caissière politiquement engagée, cela m’a sidérée. 

Traduit de l’anglais par JULIEN BISSON

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