La décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël sans accord négocié avec les Palestiniens modifie-t-elle la donne au Proche-Orient ? 

Il y a un paradoxe. Cette décision modifie peu de choses sur le terrain dans l’immédiat. Mais elle a une forte portée symbolique, diplomatique et psychologique. Lorsque Donald Trump fait sa déclaration, il indique qu’elle ne préjuge pas du tracé des futures frontières d’Israël. Quant à l’argument selon lequel la déclaration porterait un coup fatal au processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, il occulte le fait qu’en l’absence de négociations crédibles depuis des années, elle ressemble plutôt à un coup de pied dans un cadavre. Reste que la manière dont Trump s’y est pris peut avoir des conséquences graves à terme. Car sa déclaration conforte Israël dans ses ambitions : sa présence en Cisjordanie, ses colonies de peuplement ou son emprise grandissante sur Jérusalem. Et Trump accélère le désenchantement des Palestiniens par rapport aux négociations, leur désillusion à l’égard d’une solution à deux États et le discrédit de l’Autorité palestinienne.

Tous les régimes arabes, de même que la Conférence islamique mondiale, ont condamné cette décision. Faut-il voir là une posture ou les prémices d’un affrontement avec Washington ? 

C’est avant tout une posture. Les réactions des régimes clés de la région, tels l’Arabie saoudite ou l’Égypte, ont été feutrées, et l’annonce n’a eu de conséquence sur la relation des États-Unis avec aucun pays arabe. L’administration Trump se montre d’ailleurs satisfaite. Certains se demandent même si la Maison Blanche a chorégraphié cette action/réaction avec le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman [le nouvel homme fort du royaume, qu’on surnomme MBS]. Aux yeux de ce dernier, le conflit israélo-palestinien est un embarras d’un autre temps. Il attend une initiative américaine qui permettrait de mettre de côté la question palestinienne, du moins pour un temps, afin de mieux travailler avec les États-Unis et Israël pour contrecarrer Téhéran. Alors, une déclaration américaine de plus ou de moins… 

Les Palestiniens sont très affaiblis et la question palestinienne n’est plus prioritaire au Moyen-Orient. Peut-on, dès lors, imaginer le succès d’une initiative de paix de Trump ? 

J’en doute. Personne en dehors d’un cercle très restreint n’a connaissance du plan de paix qui se mijote. Mais il est quasiment impensable, vu le profil de cette administration, que son initiative aille aussi loin dans le sens des aspirations palestiniennes que celles dévoilées par Clinton ou Obama. Or je vois très peu de chances que le leadership palestinien accepte aujourd’hui moins que ce qu’il a refusé hier. Certains estiment que, mis sous pression diplomatique et économique par ses alliés arabes et les États-Unis, le président Mahmoud Abbas pourrait obtempérer. C’est mal le connaître, et surtout mal connaître les ressorts de la question palestinienne. Ni lui ni aucun autre dirigeant palestinien potentiel n’accepterait un plan de paix qui l’obligerait à renoncer aux engagements fondamentaux pris par l’OLP en 1988 – y compris la revendication de Jérusalem-Est comme capitale d’un futur État. Dans un récent tweet, Trump a déclaré qu’il avait « retiré » Jérusalem de la table des négociations, tout en menaçant les Palestiniens de représailles économiques s’ils refusaient de reprendre les discussions de paix. Cela ressemble à un coup de grâce : comment diable imaginer qu’Abbas se retrouve à une table où manquerait le plat auquel lui et son peuple tiennent plus que tout ?

Assiste-t-on à la fin de l’idée d’un État palestinien ?

J’hésite à répondre. D’un côté, il y a une indéniable érosion de l’idée d’un État palestinien viable et souverain. Car à la consolidation constante de la présence israélienne dans les Territoires occupés, visible aux yeux de chacun, s’ajoute l’effet corrosif des échecs à répétition des négociations. Fait remarquable : la majorité des membres du gouvernement israélien actuel sont hostiles à la solution des deux États, et le président Trump refuse toujours d’endosser celle-ci formellement. Enfin, bien malin qui trouvera aujourd’hui un jeune palestinien pour y croire. Mais il reste un fait significatif : la communauté internationale, dans sa quasi-unanimité, plaide toujours pour la solution à deux États. Plus encore, il y a l’impossibilité d’imaginer une alternative à laquelle souscriraient une majorité d’Israéliens et de Palestiniens. Gauche palestinienne et droite israélienne se retrouvent sur le concept d’un seul État, mais s’en font des idées radicalement différentes. Qu’on se rapproche du point de non-retour physique, politique et psychologique qui signifierait la fin de l’idée d’un État palestinien, c’est indubitable. L’a-t-on franchi ? C’est moins évident.

La politique moyen-orientale de Trump a-t-elle une cohérence ?

User du terme « cohérence » concernant la politique de Trump relève de la gageure. Mais on peut discerner des constantes, la principale étant la rupture avec la politique d’Obama concernant l’Iran. Cela tient presque, chez Trump, de l’obsession, une monomanie qu’il partage avec certains dirigeants du Golfe et le Premier ministre israélien. S’ensuit une entreprise multidimensionnelle de pressions économiques, diplomatiques et militaires exercées par les États-Unis, l’Arabie saoudite et Israël dans des champs aussi divers que le Yémen, la Syrie, le Liban ou encore l’accord nucléaire. L’objectif est que l’Iran fléchisse devant ces pressions multiformes. On peut douter de la sagacité d’un tel effort, dont la conséquence la plus probable sera d’accroître encore plus les motifs de tension dans la région.

Pourtant, certains experts jugent que la vraie cohérence de la politique de Trump réside dans un retrait progressif des États-Unis du terrain moyen-oriental... 

L’idée d’un désengagement américain circule depuis longtemps et fait l’objet d’une forte incompréhension. Tout comme Obama, le candidat Donald Trump a affirmé que les États-Unis étaient surengagés dans une région du monde qui compte de moins en moins. Ce thème parle aux électeurs, las des interventions militaires américaines. Mais sur le terrain, la réalité est autre. Sous Obama, l’affirmation du « rééquilibrage » américain vers l’Asie a été contrariée, en particulier par l’émergence de Daech. Chez Trump, s’y est ajoutée sa stratégie anti-iranienne. Ni l’un ni l’autre n’ont touché à l’imposante présence militaire américaine dans le Golfe. Et il y a davantage de soldats américains en Irak et en Syrie sous Trump que sous son prédécesseur ! L’idée d’un « désengagement » américain de la région est donc un contresens. Oui, la guerre en Irak en 2003, censée marquer l’apogée de l’hyperpuissance américaine, aura débouché sur son déclin. Mais les États-Unis sont loin de se retirer du Moyen-Orient. 

L’alliance qui émerge entre les monarchies du Golfe et Israël marque-t-elle un tournant pérenne ou conjoncturel ?

Beaucoup de dirigeants arabes, surtout parmi les plus jeunes, estiment désormais que le conflit israélo-palestinien constitue une diversion par rapport aux enjeux stratégiques fondamentaux que sont à leurs yeux le djihadisme et l’Iran. Israël partage ces préoccupations. Normaliser les relations bilatérales se situerait donc dans la logique des choses. Un dirigeant comme MBS appliquera possiblement à cette question les leçons tirées de sa politique intérieure. Beaucoup l’avaient mis en garde : s’en prendre aux vaches sacrées de la monarchie saoudienne, comme la famille royale ou la police morale, serait trop périlleux. Or il l’a fait sans en subir de préjudice jusqu’ici. Peut-être en conclura-t-il que ceux qui le mettent en garde quant au contrecoup d’une normalisation avec Israël sont aussi victimes de mythes éculés. 

Sans approbation américaine, l’accord international signé avec Téhéran sur le nucléaire est-il désormais caduc ? 

La survie de cet accord dépend des États-Unis mais aussi des Iraniens et des Européens. Aujourd’hui, le centre de gravité du régime iranien juge que la situation créée par Trump lui est favorable : en mettant en cause un accord ratifié par le Conseil de sécurité et respecté par Téhéran, les États-Unis se placent eux-mêmes sur le banc des accusés. L’Iran en tire des avantages diplomatiques. Tant qu’il en tire aussi des bénéfices économiques – même amoindris par la politique américaine –, il continuera sans doute à honorer l’accord. Mais si les États-Unis imposent de nouvelles sanctions qui se traduisent par un assèchement des échanges économiques avec l’Europe, le rapport de force entre partisans et adversaires du pacte nucléaire pourrait basculer à Téhéran. Bref, plus les Européens renforceront leurs liens diplomatiques avec Téhéran, plus ils encourageront leurs entreprises à traiter avec l’Iran, plus grandes seront les chances que l’accord survive. Le rôle de la France, en particulier, sera capital.

Quel est le scénario le plus probable ? 

À mon avis, Trump ne va pas violer l’accord d’un coup, mais il tentera de le tuer à petit feu. Washington multipliera les sanctions, arguant qu’elles punissent l’Iran pour ses activités régionales ou ses essais de missiles balistiques. Surtout, il entretiendra le doute quant à la viabilité de l’accord nucléaire afin que Téhéran profite de moins en moins de ses avantages économiques. 

Face à une menace militaire tangible, l’Iran pourrait-il se doter de l’arme nucléaire, comme la Corée du Nord ? 

Les Iraniens jurent qu’ils ne le feront jamais, insistant sur la fatwa du Guide suprême l’interdisant. Mais il y a un jeu de miroirs entre la Corée du Nord et l’Iran qui nourrit les pires propensions. Dès lors que les États-Unis remettent en cause un accord signé par eux et ratifié par l’ONU, pourquoi la Corée chercherait-elle à négocier ? À l’inverse, l’Iran peut constater que la Corée du Nord a évité le sort de l’Irak et de la Libye grâce à l’effet dissuasif de son arme nucléaire. Des voix en ce sens se font entendre au sein de l’élite iranienne. C’est là qu’on constate l’intérêt capital de l’accord nucléaire. Tant qu’il restera en vigueur, l’Iran ne pourra pas relancer son projet militaire nucléaire sans que cela se sache immédiatement. D’où la folie suprême de ceux qui, dans l’administration Trump, désirent rompre cet accord sous prétexte qu’il ne restreindrait pas assez les ambitions nucléaires iraniennes. Car, justement, c’est sans cet accord qu’elles auraient libre cours… 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL

 

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