Comment l’historien aborde-t-il la question de l’humour ?

Les sciences sociales ont mis du temps à s’intéresser au comique et, en son sein, à l’humour. Même l’histoire littéraire et l’histoire de l’art l’ont maintenu longtemps en lisière. J’y vois personnellement un parti pris clérical : le comique est d’emblée mis à distance par une bonne partie de l’élite culturelle qui, par fonction, par statut, préfère l’intellectuel au sensuel, le savant au populaire et la gravité à la gaieté. Après, qu’entend-on par humour ? Il y a un grand univers qui est celui du comique, dont la finalité serait de faire rire ou sourire. Univers au sein duquel le mot « humour » s’est introduit à l’époque libérale, via une acculturation anglo-saxonne, l’Angleterre étant la culture natale du libéralisme moderne, avec une forte base aristocratique produisant sur ses marges les figures, tolérées, de l’excentrique et, côté mélancolique, du dandy. 

Comment définir l’humour alors ?

Au sens strict, l’humour renvoie à une variété du comique fondée sur la capacité à l’autodérision. Mais les frontières demeurent floues et en français, par exemple, le terme d’« humoriste » a été mis à toutes les sauces, jusqu’à se confondre, parce qu’il est plus chic, avec celui d’auteur comique. Toutes les sociétés rient, et d’abord de l’autre : voyez le vaste et aujourd’hui très problématique répertoire des plaisanteries communautaires – les « histoires belges » doivent sans doute beaucoup aux plaisanteries symétriques des Flamands et des Wallons les uns à l’égard des autres. Puis, plus difficilement, les sociétés vont rire d’elles-mêmes. Il faudrait, au reste, faire une place, modeste mais capitale, à une autre variété du comique, l’absurde. Il a longtemps été le seul véritable espace d’expression toléré aux esprits non conformistes. On le retrouvera d’ailleurs dans le « burlesque ».

À quel moment naît ce qu’on pourrait appeler l’humour en France ?

En France, le comique est repérable dès le Moyen Âge. Il s’exprime d’abord dans l’oralité et la corporalité, réunies dans le travail du conteur à la veillée, qui alterne souvent registre grave et registre gai. Le comique de l’oralité se cristallise petit à petit dans l’écrit avec les fabliaux, alors que la société s’urbanise progressivement ; le comique de la corporalité, plus directement accessible à tout un chacun, s’exprime dans la farce – on sait que Molière a d’abord écrit des farces, façon Jalousie du Barbouillé, avant d’explorer tous les autres genres du comique, jusqu’au Misanthrope. Cette double tradition va ensuite basculer dans la modernité que nous connaissons, encouragée par les changements techniques en matière de communication, qui eux-mêmes témoignent d’abord d’un basculement culturel. 

Une fois le journal bien installé dans l’espace public, il va se donner les moyens d’imprimer de l’image à grand tirage, ce qui fera du XIXe siècle le grand siècle de la caricature, d’où sortira le dessin de presse, qui est presque toujours un dessin à finalité comique. Puis le cinéma muet récupérera la farce et le burlesque – la première grande école comique du film n’est pas américaine mais française. Les progrès de la liberté d’expression – en France la prodigieuse loi de 1881 puis, un quart de siècle plus tard, l’allégement de la censure des spectacles – feront le reste. Cela se traduit dans le dessin de presse, satirique ou grivois, dans les histoires comiques en images puis la bande dessinée, dans les billets comiques des journaux, dans toute une littérature comique, dans le théâtre dit de boulevard, etc., mais aussi dans l’invention du monologue de scène.

C’est-à-dire ?

On n’a pas attendu Desproges, Coluche ou Jamel Debbouze pour voir naître en France ce qui s’exprimera aux États-Unis dans la formule du « stand-up ». Dès les années 1880, le poète Charles Cros écrit des monologues comiques pour un interprète populaire, Coquelin cadet. Petit à petit, le cabaret, le café-concert, le music-hall s’ouvrent à ces acteurs d’un genre nouveau, qui sont le plus souvent les auteurs de leurs propres textes – mais peu importe : pour le public, c’est bien l’acteur qui s’exprime et qui s’expose, pas un personnage distancié. Mais il ne faut pas pour autant oublier le succès – et, à mes yeux, la réussite formelle – en France de toute une littérature d’humour, dont le chef-d’œuvre serait Le Petit Nicolas de Goscinny et Sempé. À l’époque des Trente Glorieuses, les Français ont adoré, de même, les livres de Pierre Daninos, à peu près totalement oublié aujourd’hui.

Comment expliquez-vous la dimension éminemment populaire de l’humour ?

Le suffrage universel de la culture plébiscite le comique. Voyez les entrées du cinéma français : Le Corniaud, Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, Intouchables… Ce qui fait régulièrement grogner certains clercs, qui trouvent toujours des arguments pour minimiser ou diaboliser ces chiffres. Décharge, divertissement ? Une théorie, qu’il faudrait vérifier, voudrait que dans les périodes de crise les gens se précipitent dans les cabarets. Le rire – tous les rires – propose, en tous les cas, une autre dialectique que celle de l’économie. Il est aussi, dans un univers marqué par les progrès du scepticisme religieux et politique, une réponse au tragique de la condition humaine : comme le dit Beaumarchais dans Le Barbier de Séville : « Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. »

L’humour est-il aussi une arme politique ?

Le comique de satire, oui, qui suppose qu’on ait un jugement de valeur et une volonté de « correction des mœurs ». Du coup, le comique n’a jamais été l’exclusivité d’une tendance. Dans l’entre-deux-guerres, on a vu se développer les premiers grands hebdomadaires, avec à droite Candide ou Gringoire, à gauche Marianne ou Vendredi : la maquette classique de leur première page incluait un dessin d’humour, ou supposé tel. Aujourd’hui, Internet permet la multiplication des comiques de niche, et pas seulement « de gauche »…

Pourquoi les femmes sont-elles restées si longtemps éloignées du champ de l’humour ?

Le comique a suivi l’évolution du reste de la société : les femmes restaient en lisière en tant qu’auteurs, comme dans le reste de la société patriarcale du XIXe siècle. Il y a même, peut-être, un retard au démarrage de ce côté-là : il faut attendre les années 1970 pour qu’elles fassent leur apparition dans la bande dessinée comique ou dans le comique de scène. 

Quid des minorités ethniques ?

Comme le sport, le comique est pour les minoritaires un moyen de promotion sociale et, d’abord, de prise de parole. La surreprésentation juive aux États-Unis dans la bande dessinée populaire – les comics – en fut un exemple. Aujourd’hui, en France, le comique de scène est un lieu où les enfants de l’immigration sont très présents. Les minorités font leur trou là où elles le peuvent. Par ailleurs, leur situation de dominés encourage chez eux une lecture mélangeant satire et autodérision. Woody Allen a commencé par le comique de scène.

L’humoriste est-il alors le porte-parole des plus faibles ?

Il peut en tout cas donner figure comique au « tribun de la plèbe », croire être la voix de ceux qui n’en ont pas. C’est avec Coluche que ce rôle sera le plus remarquable. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard s’il vient du café-théâtre, s’il arrive après Mai 68 et s’il est donc l’emblème d’une forme de non-conformisme. Ceux qui se sentaient bâillonnés ont pu avoir le sentiment d’être vengés par son irrévérence. Mais il ne faut pas non plus oublier la tradition du bouffon du roi, ce comique toléré par le prince comme un exutoire, qui renforce plutôt le pouvoir qu’il ne l’affaiblit. 

Pourquoi l’humour s’est-il en grande partie dépolitisé dans les années 1990 et 2000 ?

On peut voir là une forme de repli, mais aussi juger, à l’inverse, que les humoristes ont compris que c’est dans les évolutions « sociétales » – je préfère dire culturelles – que l’essentiel se jouait. On connaît la formule : « Il y a toujours plus exploité que l’ouvrier, c’est la femme de l’ouvrier ! » Évoquer les rapports dans le couple, la violence entre les sexes, le mariage pour tous, est-ce vraiment moins important, moins sérieux, que la nationalisation du gaz ? On ne peut pas non plus oublier que la chute du mur de Berlin a mis à mal toute une espérance révolutionnaire. Le rire de société occupe donc le devant de la scène.

Pourquoi le stand-up est-il devenu hégémonique depuis le début du siècle ?

J’y vois un lien avec le processus d’individualisation, qui opère depuis longtemps dans nos sociétés mais qui s’accélère beaucoup ces temps-ci. Le stand-up, avec un comédien sur scène qui s’expose « immédiatement », qui joue un personnage qui est lui-même, donc qui est, quelque part, si c’est réussi, un peu moi-même, c’est le symbole d’une société qui essaie de résoudre ses problèmes – du sexe au chômage – à l’échelle de l’individu. 

Comment jugez-vous l’invasion des humoristes dans le champ de l’information ?

C’est à la fois un signe de l’affaiblissement des fondamentaux de l’action politique, et plus généralement de toutes les formes d’autorité intellectuelle – pas seulement politique, on le sait, les médecins et les enseignants n’étant pas épargnés. Les humoristes, comme les syndicalistes ou les lanceurs d’alerte, font à cet égard figure de contre-pouvoirs salutaires. En face de ça, les figures d’autorité intelligentes pensent qu’elles ont intérêt à jouer le jeu, par exemple à participer aux émissions d’infotainment.

Peut-on encore rire de tout en 2017 ?

Desproges raisonne en moraliste quand il ajoute : « pas avec n’importe qui ». Mais l’historien, lui, est a-moral. Il constate que, d’une part, dans l’histoire on a ri de tout, et que, de l’autre, on a toujours été bordé par une censure. Chaque société a ses interdits. On connaît ceux de l’Occident d’aujourd’hui : racisme, sexisme, violence sexuelle… On peut en tirer deux conclusions différentes : l’humanité a encore des progrès à faire pour être totalement libre ; ou : la totale liberté est une contradiction dans les termes… 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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