Au commencement était le verbe moqueur. La malice vivant en bonne intelligence avec la sourcilleuse information. D’un côté, le mot d’esprit saillant, la pique suave ou meurtrière, l’aphorisme tonique… De l’autre, l’obstination des faits, la patience des arguments, le dogme de la vérification. La rigueur. Une ligne de partage séparait la rieuse impertinence du sérieux de la pertinence. 

Ce paradis médiatique terrestre exista-t-il jamais ? C’est douteux. Si oui, ce devait être lors d’une très lointaine préhistoire. Quand dominait l’écrit. Quand régnaient les journaux imprimés. Avant la multiplication des radios et chaînes de télévision. Avant Internet. Avant la profusion de sites, plateformes et conglomérats de médias digitaux. Bref, avant l’avènement d’une superpuissance rédactionnelle d’un nouveau type : l’infotainment, produit de synthèse opérant le mariage, l’hybridation généralisée des métiers de l’information et de l’entertainment. La fusion du journalisme et du divertissement. Le coup d’envoi d’une nouvelle ère. Celle de la vanne, du buzz, du LOL, du fun, sur les tares et mérites de laquelle s’écharpent sympathisants et détracteurs de cette « invasion du rire ». 

Sans remonter aux écrans du néolithique, c’est au détour des années 1980-1990 que cèdent, en France, les digues séparant les eaux du sarcasme à tous crins de celles d’une relative intégrité du journalisme. Entraînant les médias nationaux sur les voies de la soumission à la plaisanterie, de la dépendance au corrosif, quand ce ne sera pas de l’addiction au graveleux. Une génétique gauloiserie les y prédestinait, soutiendra-t-on. Tout comme un amour immodéré des maximes, de la repartie cinglante, du mythique mot d’esprit « à la française ». Bref, tout serait alors de la faute du gang bien connu de l’insolence, qui va de Molière à Stéphane Guillon, de Jules Renard à Charline Vanhoenacker, de Chamfort à Laurent Ruquier, en passant par Léon Bloy, Sacha Guitry, Coluche, Canteloup, Bedos (père et fils)... Sans être tout à fait faux, c’est un peu court. 

Monologues au vitriol

En réalité la France n’inventait rien. Si l’ORTF avait souvent recouru aux humoristes (chansonniers de l’antédiluvienne Boîte à sel ou du Petit Rapporteur de Jacques Martin…), ce n’étaient encore que tièdes transgressions au regard de ce qui se pratiquait depuis longtemps aux États-Unis, terre de naissance et d’élection de l’infotainment. La ruée vers l’Eldorado de la dérision y faisait rage depuis longtemps, sur deux terrains complémentaires. Celui, modeste, des clubs new-yorkais, avec le stand-up, one-man-show reposant sur des monologues au vitriol – les charges impitoyables d’un Lenny Bruce y feront date par leur crudité. Et celui, gigantesque réservoir d’audience, des grandes chaînes de télévision (NBC et CBS…) où s’installaient, pour des décennies de succès, la gouaille, le cynisme, la provocation ou le pince-sans-rire d’émissions dites de « fin de soirée ». Des late-night shows bâtis sur une trépidante alternance de sujets et d’invités relevant aussi bien de l’information (au sens le plus générique du mot) que du divertissement, au sens le plus promotionnel et commercial du terme. Des émissions si populaires que leurs maîtres de cérémonie, les Johnny Carson, David Letterman, Jay Leno, Jimmy Fallon, deviendront les icônes dont s’inspireront des générations d’animateurs de la télévision française. Tous s’emploieront à imiter l’aisance irrespectueuse, l’impertinence décontractée de leurs modèles. 

Ce sera l’ouverture d’un infini festival des vannes. Des interviews sexuellement « formatées » de Thierry Ardisson à l’insolence millimétrée de Yann Barthès. Des facéties d’Antoine de Caunes et Philippe Gildas, avec Nulle part ailleurs, aux pitreries de Touche pas à mon poste de Cyril Hanouna. Des authentiques fausses révélations fracassantes du Vrai Journal de Karl Zéro à la quiétude zébrée d’humour des Vivement dimanche de Michel Drucker. De la « déconne » orchestrée des Christophe Dechavanne, Michaël Youn, Sébastien Cauet aux surréalistes séances de psychanalyse télévisées sur les plateaux de Jean-Luc Delarue, les divans de Henry Chapier puis de Marc-Olivier Fogiel. Ils créeront la version française de l’infotainment, ce meilleur des mondes audiovisuels où chaque invité est sommé d’avoir un avis sur tout et de savoir en rire. L’épaisseur des annuaires d’autrefois ne suffirait pas à dresser l’inventaire des séquences réputées d’« anthologie » relevant du genre. 

Un nouveau journalisme

Mais ce n’est pas seulement le concept d’infotainment qui est importé. C’est également son dispositif : rédactions à demeure, équipes de reportage, spécialistes du « casting », chauffeurs de salle, légions d’auteurs missionnés pour produire de la « vanne » à jet continu. Dans le même temps, l’adaptation nationale va doublement se distinguer de l’original. D’une part, contrairement aux animateurs américains qui ne prétendent pas relever d’autre chose que du show-business, les animateurs français seront souvent assimilés à de nouveaux « journalistes », plus audacieux, plus pugnaces, détenteurs de nouvelles vérités. D’autre part, notable différence avec des late shows américains le plus souvent produits par les chaînes qui les diffusent, les animateurs français vont devenir les « animateurs-producteurs » de leurs émissions. Avec tout ce que cela induit de relation économique étroite avec la chaîne, d’inflation des budgets et d’autonomie journalistique en rivalité ouverte avec les rédactions et magazines d’information maison. 

Ainsi retracée à grands traits, l’épopée de l’infotainment pourrait ne prêter qu’à sourire – n’est-ce pas sa fonction ? – et paraître gaiement inoffensive. Après tout, il ne s’agissait au début, aux États-Unis comme en France, que de proposer des émissions qui viendraient désamorcer par l’humour la dimension stressante de l’information. Des rendez-vous qui trancheraient avec le ton austère, le classicisme cravaté de journaux et de journalistes jugés incurablement anxiogènes.

Inoffensif et novateur, l’infotainment le fut certainement, dans sa petite enfance. C’est ensuite que les choses se gâtent. C’est de nos jours qu’elles dégénèrent. À de rares exceptions (France Culture, Arte), plus une émission sans son écurie de chroniqueurs et d’auteurs confectionnant de la dérision. Soit sur mesure. Soit au mètre linéaire festonné de calembours. Plus une session de radio matinale sans ses humoristes et imitateurs pensionnaires. Fréquemment talentueuses, parfois désopilantes, mais souvent aussi d’une acrimonie et d’une médiocrité répétitives, ces pastilles (ainsi les nomme la pharmacopée audiovisuelle) finissent par produire un effet de brouillage des hiérarchies. Comme si rien de ce qui est abordé dans une tranche d’information (attentat, chômage, école, santé…) ne pouvait plus présenter d’intérêt sans être déminé, délivré de toute charge anxiogène par un sanitaire déploiement de truculence vacharde. 

La vérité oblige à dire qu’on rit souvent, bien sûr… Mais se sent-on fier, à la réflexion, de ceux et de ce dont on rit jour après jour ? C’est une autre affaire, qui incite à s’interroger sur ce qui a pu se produire pour en arriver là : au firmament égrillard de la Société du spectacle que pronostiquait Guy Debord. À l’intersection ricanante de ce que surent disséquer la Médiologie de Régis Debray et les essais de Jean Baudrillard. Au point culminant d’hilarité obligatoire qu’un livre de Neil Postman résumait, il y a trente ans, par un titre magistralement prophétique : Se distraire à en mourir. Au riant mais lugubre sommet, enfin, de ce que le philosophe François L’Yvonnet qualifie dans un pamphlet (Homo comicus) d’« intégrisme de la rigolade » recouvrant une société où les humoristes, comme pour mieux acter la naissance de l’«Homo festivus » cher à Philippe Muray, « fleurissent sur la décomposition des convictions et des idées ».

Casino publicitaire

L’humour, qui était une épice rare, produite dans des conditions quasi artisanales, est en moins de vingt ans devenu l’objet d’une production industrielle forcenée. Ce qui était un ludique adjuvant est devenu le socle de toute grille de programmes. Une révolution, un renversement des priorités qui ne doivent rien au hasard. Ce sont les fruits successifs d’une trinité causale. Trois séquences qui éclairent et résument la formidable extension du domaine de la dérision.

La première tient à l’explosion soudaine de l’offre audiovisuelle. Des années 1950 au début des années 1980, quand n’existaient que trois chaînes publiques sans concurrence entre elles, le statu quo était de rigueur. Information, fiction, variétés, culture, humour… Chaque genre habitait « sa » case, en osmose avec la devise de l’ORTF (« Informer, cultiver, distraire »). Tout change dès lors qu’est introduite une compétition farouche entre chaînes, quand sont décidées les créations de Canal + (1984), de télévisions commerciales (La Cinq, M6, TF1 après sa privatisation), suivies par l’apparition de dizaines de chaînes privées diffusées par le câble, le satellite, la TNT… Excitante libération des ondes, peut-être, mais pour diffuser quoi ? Les programmes originaux coûtent cher, l’information est un gouffre, les films sont hors de prix, les fictions ruineuses à produire… 

La plupart se tourneront vers une économie de subsistance, un moteur audiovisuel à deux temps : rediffusion intensive de séries américaines et multiplication de talk-shows à bas prix où la dérision et l’humour feront une entrée massive. L’audience suivra les amuseurs. C’est ce qui s’appelle « mettre les rieurs de son côté ». Et les rieurs entraîneront avec eux les bailleurs de fonds dont toutes dépendent : les annonceurs publicitaires. Les petites chaînes conquerront ainsi leurs parts de marché. Avec des fortunes diverses, mais suffisamment pour que les grandes chaînes historiques se sentent menacées. Redoutant un effritement de leur empire, celles-ci se lanceront à leur tour dans une surenchère d’interminables tranches d’infotainment, peuplées à grand renfort de « people », de journalistes, de chroniques et de happenings écrits, scénarisés, répétés. 

Second mouvement, corollaire du premier mais pudiquement ignoré, c’est la croissante valeur marchande de l’humour. Car à la Bourse des matières premières indispensables au bon (et bénéficiaire) fonctionnement de tout média figure cette denrée de plus en plus précieuse : l’attention. Ce minerai immatériel qui, depuis l’expression employée par Patrick Le Lay (ex-PDG de TF1), se nomme en langage courant : temps de cerveau disponible. Or, bien plus que tous les magazines d’information réunis (si captivants soient-ils), rien ne surpasse l’humour en efficacité pour retenir une attention de spectateur qui se monnaie au plus haut tarif. D’où l’inflation de tous les concepts et variantes imaginables pour miser, compulsivement, des jetons d’infotainment sur tous les numéros de la roulette audiovisuelle.

Prouesses algorithmiques

Les choses auraient pu en rester là. Peut-être même s’autoréguler avec le temps. Mais un troisième séisme a littéralement balayé tout espoir de rééquilibrage : l’éruption du volcan Internet. L’apparition de milliers de sites, blogs, plateformes et microchaînes de télévision où l’infotainment s’impose en audience et notoriété (pornographie mise à part). Des dizaines de très gros joueurs occupent désormais toutes les tables du casino publicitaire. Ils se nomment YouTube, Konbini, Topito, Vice, BuzzFeed… La naissance d’une Infosphère planétaire, amplifiée, relayée par la viralité des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) a ouvert les vannes (sans jeu de mots) d’une pop-info-culture débridée. 

L’humour a fait de l’information son carburant. L’infotainment cannibalise un journalisme finalement consentant. La minute, la seconde d’attention deviennent inestimables et font l’objet de prouesses algorithmiques toujours plus spectaculaires pour être captées, mesurées, monnayées. Nous sommes entrés dans l’hyper-fragmentation des formats, des publics, des profils. Nous avons ouvert la boîte de Pandore d’un fourre-tout médiatique indifférencié. Au vaste supermarché des médias qu’est le Web, le bocal d’humour délayable est un produit d’appel irrésistible pour têtes de gondole numériques. Non sans dommages collatéraux.

Perte de confiance, érosion de la crédibilité des journalistes, dissolution du discours politique, reptation du complotisme, épidémies de fake news, désintégration du concept même d’« information » (dont on oublie qu’il signifiait initialement « mettre en forme », donc vérifier, hiérarchiser)… Ces maux ne sont évidemment pas tous imputables à l’infotainment. Mais, pour avoir façonné un monde où la vérité ne semble plus sortir que de la bouche des enfants du chœur des humoristes, difficile ne pas en souligner la part de responsabilité. Exprimer ces inquiétudes ne revient ni à s’inscrire en rabat-joie allergique à l’humour ni à prétendre que le journalisme de qualité a disparu ; mais à constater que ce dernier est de moins en moins audible. Que le sérieux et la rigueur se trouvent relégués dans les confins du cyberespace, au seul profit d’un rayonnement cosmique du comique. Sacrifiés sur l’autel d’une lucrative divinité : le Divertissement ubiquitaire. 

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