Quelles grandes ruptures incarne Emmanuel Macron dans notre vie politique ?

Dans sa lecture des institutions, Macron n’invente rien. Il revient au marbre gaullien, en lui donnant des arêtes plus vives. La première disruption – au sens de destruction créatrice – tient à sa carrière politique. Hormis le Général et sa légitimité historique, aucun président de la République n’est venu comme lui de presque nulle part. Dans le parcours de Macron, on ne trouve aucune fonction élective, pas de combats dans les appareils politiques. Juste un passage fugitif au PS et une brève expérience gouvernementale. 

Une deuxième disruption concerne son profil personnel. Il est issu du système avec un cursus très classique, Sciences Po, ENA, mais avec des fréquentations intellectuelles atypiques : sa proximité avec le philosophe Paul Ricœur, avec la revue Esprit, son intérêt pour la chose intellectuelle. Un penchant présent chez Pompidou ou Mitterrand, plus rare dans sa génération. 

Macron a aussi triomphé sans appareil.

C’est une autre grande disruption. Jusqu’ici, tous ses prédécesseurs avaient une machine politique, fût-elle embryonnaire – de Gaulle, en 1958, a récupéré les soldats perdus du gaullisme partisan. À dix-huit mois de sa victoire, Macron n’a pas d’organisation politique. L’idée germe seulement à l’automne 2015, et le mouvement En Marche ! naît en avril. Des volumes entiers ont été écrits pour dire qu’une élection ne se gagnait pas sans machine politique ! On entre ici dans le domaine de l’invention. Ce n’est pas un parti mais une forme de start-up politique avec un mode de relation à l’organisation qui n’est pas la foi militante mais la foi dans ce jeune leader. 

Quelles autres ruptures vous semblent-elles majeures ?

La disruption électorale. Pour gagner, Macron s’appuie sur un électorat qui n’était pas préconstitué, et qui va émerger en moins d’un an. C’est assez rare. En 1958, de Gaulle bricolait tout de même avec le système des anciens partis. Certes, il crée l’UNR mais sur les cendres du RPF, et en ratissant très large, jusqu’à la SFIO. Là ce n’est pas le cas, sauf avec le Modem. Ce qui est aussi très nouveau dans notre histoire électorale, c’est la base de départ de Macron : une gauche libérale apparue au cours des trois années précédentes, qui n’avait jamais existé jusqu’ici. En septembre 2016, cette base lui donne les 8 à 10 % qui lui permettent d’exister. Macron sort de la position d’éternel marginal, qui fut et reste celle de Valls. 

Comment qualifier l’électorat qui a élu Macron ?

Comme l’a écrit Sylvie Strudel, c’est un électorat non pas « et de gauche et de droite », mais « et de gauche et du centre ». Il agrège à la gauche libérale l’électorat centriste. Ensuite, dans la dynamique de l’élection, il agrège un électorat venant de la droite, même minoritaire. Ainsi, Macron contribue à faire éclater les électorats traditionnels, dont il devient le point de rassemblement. Il disperse puis il rassemble, en un temps incroyablement court. Il est l’homme de l’accélération du temps politique. En cela, il est au cœur de la modernité. C’est une disruption majeure. D’autant qu’il est le constructeur de la disruption de l’ensemble du système. Au sein de la gauche, puis, une fois au pouvoir, au sein de la droite, avec la nomination du gouvernement Philippe et la responsabilité de l’économie confiée à des hommes de droite. Et ça continue à marcher ! La disruption continue. Macron reste le vecteur du remaniement profond du système partisan.

Certains lui reprochent d’être le président des riches.

Ce n’est pas vrai au sens électoral. Même dans ses 24 % du premier tour, il est présent chez les classes moyennes et même dans une partie des couches populaires. Il n’est pas le président des riches. Cette vision caricaturale est la conséquence des mesures libérales qu’il prend. C’est aussi un retour sur ce qu’il est : l’homme qui a pantouflé dans la banque, chez Rothschild qui plus est.  Là, un inconscient collectif glauque se réveille, qui a parlé tout haut avec Gérard Filoche mobilisant des images venant d’un site d’extrême droite. Un bel inconscient antisémite du juif ploutocrate. Mais pour l’instant, Macron garde l’image d’un réformateur. L’enquête Harris interactive pour Atlantico du 15 octobre montre certes qu’il connaît une érosion de popularité inéluctable, mais celle-ci n’entraîne pas une détérioration de sa capacité à réformer en tant que président, comme ce fut le cas pour Hollande et Sarkozy. Il conserve une forte image de dynamisme. 60 % des sondés pensent qu’il sait faire preuve d’autorité, alors que pour Hollande, au début de son mandat, ce chiffre n’était que de 21 %. En revanche, les items pour lesquels il recueille les scores les plus faibles sont : « comprend bien les préoccupations des Français » (32 %) ; « rassurant » (34 %).

C’est un signal d’alarme ?

Il y a dans cette élection une demande de protection : économique, sociale et culturelle. On comprend que dans le clivage société ouverte/société de recentrage et de protection nationale, le candidat Macron se soit porté sur le premier versant pour gagner. Maintenant qu’il est élu, il doit se porter au cœur du système et s’adresser à ses opposants d’hier. Il y a là un signal orange qui s’est allumé : lui et ses proches doivent y prêter attention.

Les conditions de sa victoire sont-elles une source de fragilité. En particulier en raison du caractère novice des élus de La République en marche ! qui favoriserait les technocrates ? 

Sa force, c’est aussi la faiblesse des autres. Macron a la chance d’avoir un champ de ruines en face de lui. La droite et le PS n’ont plus de leader. Le FN s’interroge sur son identité. Mélenchon dit lui-même que la stratégie de protestation sociale ne marche pas. C’est pain bénit ! On n’a jamais connu pareil déséquilibre entre le pouvoir et les oppositions. Macron en profite. Mais il doit être vigilant. Les élections intermédiaires sont toujours marquées par un vote sanction. Au-delà de son offre personnelle, il doit construire une offre crédible sur l’ensemble des territoires pour diriger quelques grandes villes, départements et régions. Soit La République en marche ! (LRM) devient une machine politique capable de sélectionner des candidats et de constituer cette offre au niveau local, soit il faudra tomber dans un système d’alliances, et cela dans un temps bref. Dans l’invention majeure dont Macron a été porteur, des novices ont été propulsés, c’est normal. On observe à présent leur difficulté à occuper l’espace politique de manière forte et crédible. Ils attendent des éléments de langage de Christophe Castaner, de Richard Ferrand, voire du président, qu’ils répètent un peu comme des chiens de Pavlov. 

Face à cette difficulté, la technocratie fait retour. Elle est là, formée, avec des gens compétents qui savent préparer les dossiers. Ils ont appartenu aux commissions sur l’assurance chômage, sur les retraites. Mais sont incroyablement loin de l’électorat qui demande de la protection. C’est un électorat en souffrance sur lequel un chef de l’État ne peut tirer un trait.

Macron s’est-il coupé des territoires ?

Tout l’été, le tissu local a vécu comme des agressions les mesures prises par l’exécutif, sur la taxe d’habitation comme sur la forte réduction des emplois aidés. Comment feront les petites communes pour la rentrée scolaire, pour le soutien aux personnes âgées ? Cela montre que le pouvoir fort peut fortement décevoir en s’éloignant de ces cellules démocratiques essentielles que sont les cellules locales. 

Un pouvoir très technocratique devient hors-sol, coupé des réalités de terrain. Au départ, la plupart de ces maires de gauche ou de droite étaient Macron-compatibles. Depuis l’été, ils sont vent debout. Macron envisagerait même de réduire drastiquement le corps des élus locaux… Ces faux pas ont ranimé l’opposition. Derrière la fracture politique, on trouve des fractures sociales et territoriales redoutables. Le danger pour Macron est de ne pas être le président de tous les Français. La sanction des sénatoriales est un message clair.

Le président Macron a-t-il contredit le candidat Macron ?

Tout était dit avant. La présidence jupitérienne, c’était écrit. Dans la mise en pratique, il durcit le trait. Il est aidé sans doute par son tempérament. Dans cette redécouverte de la verticalité, de la dignité gaullienne, dans cette resymbolisation de la fonction présidentielle, il est aussi aidé, voire contraint par les institutions de la Ve. Nos derniers présidents ont oublié qu’ils avaient deux corps, l’un réel, l’autre symbolique. Macron, lui, ne veut pas que le premier envahisse le second. Enfin, s’il durcit le trait de la verticalité de l’exercice du pouvoir, c’est qu’en politique, on se pose toujours en s’opposant. Il a besoin d’exister après une séquence Sarkozy-Hollande où on a vu un certain aplatissement de la fonction présidentielle. Les Français ont exprimé dans leur vote le souci d’une rupture avec les deux présidences précédentes. Il les a écoutés. La verticalité l’emporte sur l’horizontalité. 

Avec quelles conséquences politiques ?

L’élément d’horizontalité, c’était En Marche !, devenu LREM. Le mouvement est contaminé par la verticalité des institutions de la Ve. C’était inévitable. Le président a besoin d’un « parti du président », disons d’un mouvement. Il faut bien construire des majorités. Le grand défi de LREM porte sur les racines. Il doit se créer sur le territoire des racines qu’il n’avait pas. Derrière la présidence jupitérienne, on découvre une organisation jupitérienne. Comme toujours avec Macron, c’est assumé. 

Mais le changement de culture en un temps aussi bref pose des problèmes. Une centaine de Marcheurs sont partis. La désignation de Castaner s’est faite lors d’un dîner en petit comité à l’Élysée, et le conseil qui l’a élu représente peu la base. Il y a des déceptions parmi les adhérents. Pour beaucoup, venus du centre ou de la gauche modérée, une tension a surgi. Cette culture verticale bonapartiste n’est pas la leur. Pour l’instant, la fidélité au chef l’emporte sur la fronde. Le parti de supporters l’emporte sur le projet originel. Aujourd’hui, comme souvent en période de crise, Macron apparaît comme l’homme providentiel porteur de grandes réformes. Si les indicateurs de redémarrage économique se confirment, leur mise en place sera facilitée. La nouveauté radicale du phénomène, l’ampleur de la disruption, a permis à Macron d’être victorieux. Reste la présence d’éléments de fragilité. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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