Dans votre livre, vous citez l’abbé Pierre qui expliquait que l’opinion est « plus sans savoir que sans cœur ». Pouvez-vous nous dire ce qu’on ne sait pas ?

D’abord, que les mendiants ne sont pas si nombreux que cela ! On a l’impression qu’ils sont partout, c’est inexact. J’assure régulièrement des formations de bénévoles au Secours catholique et je leur demande toujours combien il y a de SDF en France. Je cite quatre chiffres : 150 000, 300 000, 600 000 et 1 million. Encore hier, personne ne m’a répondu 150 000. Un tiers a choisi 600 000 et le reste 1 million. La réalité, c’est qu’il y en a 141 000 selon l’INSEE, auxquels il faut ajouter les personnes qui vivent dans des bidonvilles. Cela fait 160 000 personnes. 

Peut-on noter des évolutions sur les quinze dernières années ?

Oui, là encore il faut contrecarrer les idées reçues. Les sans domicile sont passés de 100 000 à 160 000, mais leurs conditions de vie se sont améliorées. Le nombre de personnes hébergées a plus que doublé. Contrairement à ce que beaucoup s’imaginent, la France connaît l’un des taux de pauvreté les plus faibles de l’Union européenne. L’État fonctionne, la corruption est résiduelle. L’argent prélevé sert à quelque chose. L’Europe regroupe les pays les plus égalitaires de la planète. Avant redistribution, il y a à peu près 25 % de taux de pauvreté en France ; après, nous sommes entre 12 et 14 %. Les Anglais et les Allemands se situent entre 16 et 18 %. Si nous n’étions pas solidaires, il y aurait davantage de sans-abri et de mendiants dans les rues. Rien que le RSA représente l’injection de 5 milliards d’euros annuels, et la prime d’activité joue aussi un rôle.

Comment expliquez-vous cependant la présence des mendiants dans la rue ?

Il faut distinguer deux populations. La première regroupe ceux qui sont nés en France. Quels que soient leur parcours, leur diversité et les innombrables exceptions, ils partagent plusieurs traits. En général, ils ont peu de formation, certains éprouvant de réelles difficultés à lire, écrire et compter. Le deuxième élément, c’est qu’ils ont souvent travaillé au noir lorsqu’ils ont exercé une activité professionnelle. Et dans ce cas, le licenciement les conduit très rapidement à une absence de revenu. Enfin, 25 % d’entre eux n’ont pas eu de famille. Ce seul élément peut vous casser définitivement. Les enfants reçoivent des preuves d’amour de leurs parents. Ces orphelins n’ont jamais connu cela : leurs éducateurs, leurs familles d’accueil ont pu être très gentils, mais ils étaient payés pour l’être. Dans ces conditions, quel est votre rapport au monde ? Comment construire une confiance ? Et sur les 75 % de sans domicile qui n’ont pas été placés, combien sont issus de familles explosées ? 

Vous n’évoquez pas le rôle des addictions à l’alcool, aux drogues.

En fait, il y a moins d’alcooliques parmi les sans domicile que dans le reste de la population ! Si je rentre chez moi et que je me sers un petit whisky, on se dira voilà un gars sympathique. Le sans domicile qui tient une cannette, tout le monde pense qu’il boit sans arrêt. Oui, certains sont très alcoolisés, très bruyants, mais surtout très visibles puisqu’ils sont dans la rue.

Il y a donc le groupe des sans domicile et des mendiants nés en France. Quelle est l’autre population de sans domicile et de mendiants concernée ?

Ce sont les migrants. Leur part monte à 55-60 % de l’ensemble. Il y a d’un côté les Européens, avec notamment les Polonais – les plus nombreux si l’on excepte les Roms, sur lesquels il faudra revenir. Cette population fonctionne comme les Français ou ceux nés en France, avec un faible niveau de formation, peu de liens familiaux, des ruptures, beaucoup d’alcoolisme chez les Polonais. De l’autre côté, ce sont les fameux migrants qui arrivent au rythme de l’actualité internationale. Ce sont globalement des hommes jeunes, peu formés, qui ne parlent pas le français et peu l’anglais contrairement à ce que l’on dit. Ils quittent des pays en guerre ou viennent pour des raisons économiques. Il faut savoir que le passage coûte entre 8 000 et 10 000 euros, une somme considérable pour leur famille, qui a souvent réuni l’argent nécessaire. Il faudrait s’en occuper tout de suite, gérer leur arrivée avant qu’ils ne soient cassés. Ce n’est pas ce qui se pratique.

Quelle est la journée d’un mendiant ? Est-ce un travail ?

C’est d’abord un boulot pénible physiquement et psychologiquement. Près de la gare de Lyon, les mendiants embauchent à 7 h 45 et terminent à 18 heures. Deuxièmement, ça demande un talent marketing : les uns ont construit un petit discours, récitent des poèmes ; d’autres restent assis, silencieux. Troisièmement, cela ne rapporte pas grand-chose. Ils reçoivent beaucoup de « pièces rouges ». J’en ai une idée assez précise parce que j’ai établi de nombreux dossiers médicaux de personnes isolées. Cela tourne toujours entre 5 et 15 euros par jour. Enfin, c’est une lutte, une concurrence. Nous sommes très choqués lorsqu’un mendiant qui occupe un bon emplacement se fait virer à coups de pied dans le derrière par un autre. Cela choque car ça se voit. Mais que dire d’une OPA agressive d’un groupe sur une entreprise ?

Quelles sont les stratégies de mendicité ? On voit des lieux privilégiés, comme les boulangeries ou les distributeurs de billets.

Cela peut laisser perplexe, mais ça marche. Les gens tirent des billets et sortent leur monnaie pour donner. Je suis frappé du profil de ceux qui donnent. Ils sont parfois eux-mêmes très nécessiteux. Je me souviens d’une famille roumaine que j’ai accompagnée. C’était un parcours du combattant qui s’est conclu par l’inscription du petit garçon à l’école. En chemin, on a croisé un gars qui faisait la manche. L’enfant a alerté son père. Il est revenu donner de l’argent au mendiant alors qu’ils étaient vraiment pauvres, eux aussi. 

Quel est le rôle des mafias ?

À ma connaissance, c’est un phénomène minoritaire. Il existe bien sûr de la délinquance. Mais précisons que le délinquant pauvre va en prison, tandis que le délinquant riche s’en tire avec une amende… 

Pourquoi les mendiants sont-ils si visibles et pourquoi ne veut-on pas les voir ?

On les souhaite invisibles car on n’a pas envie que ça existe. Mais ils ont intérêt à être visibles s’ils veulent gagner de l’argent ! C’est logique. Prenons les Roms, qui sont 16 000 en France. Ce sont ceux qu’on voit le plus. Il s’agit d’une immigration marginale, par groupes familiaux, par villages. Dans une rue, vous en voyez trois et vous vous dites : ils sont partout ! S’il y avait une alerte incendie et que tous les habitants des immeubles descendaient, on ne les verrait plus. 2015 a marqué un record en matière d’afflux de migrants dans notre pays, avec 66 000 entrants, soit un pour 1 000 habitants. Prenez un groupe scolaire de 1 000 élèves. Si un élève pose problème, doit-on en parler tous les jours dans les conseils de classe ?

Comment expliquez-vous que beaucoup se sentent agressés à la vue des mendiants ? 

La France est un pays bizarre. Plus de la moitié des Français pensent qu’ils pourraient un jour être à la rue. Cela fait peur. On se dit : demain, ce pourrait être mon tour, mais ce n’est pas vrai. Précisément, c’est parce que cela ne peut pas m’arriver que je dois m’occuper de ceux qui sont concernés. « Tout homme est une histoire sacrée », a écrit le poète Patrice de La Tour du Pin. 

Certaines formes de mendicité choquent particulièrement, notamment celles qui concernent des enfants.

Qu’est-ce qu’un enfant qui mendie ? C’est un atout commercial. Dans l’ordre d’efficacité de la mendicité, on a : femme avec enfant, femme avec chien, homme avec chien. L’homme tout seul est très désavantagé. L’enfant, en particulier le bébé dans les bras de sa mère, correspond aussi à une réalité : il n’a pas de place en crèche, alors où le mettre ? D’autant que les femmes roms, par exemple, allaitent jusqu’à trois, quatre ans. L’enfant, je le redis, est rentable commercialement. On ne parle pas de grosses sommes, seulement d’un à deux euros de plus par jour. Il arrive que la police arrête une femme avec son enfant, qui est ensuite placé. On touche à une réalité douloureuse. C’est sans doute violent de laisser un enfant près des pots d’échappement des voitures. C’est illégal de le faire mendier. Mais c’est aussi violent d’arracher un enfant du sein de sa mère. C’est scandaleux et insupportable.

Parallèlement à la mendicité, certains font les poubelles.

Chacun a son interdit. Pour certains, c’est la mendicité, pour d’autres le vol ou encore la fouille des poubelles. Il existe deux types de fouilles : alimentaires et vestimentaires. Beaucoup vont chercher de la nourriture depuis qu’on n’a plus le droit d’asperger d’eau de javel les invendus des supérettes. Une mesure de 2016 prescrit de les laisser accessibles. Les gens se ruent dessus. C’est dégradant, mais cette marchandise leur permet de survivre. Quant aux vêtements, ces nouveaux chiffonniers les ramassent pendant des nuits entières avant de les revendre au tas, 50 centimes une masse informe et sale qui a macéré dans les poubelles. Le pauvre achète au pauvre, c’est dur, c’est même sordide. Mais il faut garder en tête les proportions. Au XIXe siècle, dans un village de l’Orne, l’historien Alain Corbin a montré que 40 % de la population mendiait. Aujourd’hui c’est 1 %, une quantité infime. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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