Monsieur Robic* tousse à fendre une plaque d’égout. Une toux profonde, creuse, qui le secoue des pieds à la tête. Il ne lui reste qu’un œil, d’où s’échappe un peu de liquide. Allongé sur un banc à proximité de la République, il est enveloppé d’autant de pullovers qu’un Auvergnat de Vialatte. Ils lui font un torse volumineux, disproportionné et comique. Il est d’humeur badine, siffle les filles, réclame une cigarette aux passants, avant de sortir de son anorak un paquet dont il offre le contenu à l’équipe du 115. Entre deux quintes, il raconte que sa journée a été bonne. À la priante, c’est-à-dire à la sortie des églises, il a fait une bonne recette. Monsieur Robic a 78 ans, dont vingt-huit de rue. Il sait ce qu’on lui doit : une place prioritaire à la priante. L’infirmier du 115 s’enquiert de cette toux qui hache les propos du presque octogénaire. Est-elle ancienne ? A-t-il craché du sang ? A-t-il de la fièvre ? « Je vais chercher le thermomètre. » Monsieur Robic risque une plaisanterie sur l’incongruité qu’il y aurait à montrer son derrière en pleine rue. L’infirmier revient avec un thermomètre électronique auriculaire qu’aucun essai, aucune secousse, aucune exhortation, aucune insulte ne fait varier du 36,9 degrés qu’il affiche. « Vous viendriez avec nous au foyer ? On pourrait vous examiner plus confortablement, et puis ils auront un thermomètre qui marche. – Allons-y, rigole le sans-abri, ça me fera une balade. »

Au foyer, une trogne apparaît dans l’encadrement de la porte de la salle commune. Un visage de comédien grimé pour jouer le rôle d’un ivrogne dans un film historique sur les bas-fonds d’une ville du Moyen Âge. On aurait même tendance à penser que la maquilleuse en a fait un peu trop. Mais l’homme dont c’est la figure n’effacera pas les stigmates de son intempérance avec des lingettes et des produits cosmétiques. Il ne retirera pas ce masque de pochard qui lui ferme à peu près toutes les portes. Il est venu pour le cas où il y aurait de la conversation à faire. Car monsieur Rigal tient à ce que l’on sache qu’il fut quelqu’un. Naguère, il était dans l’immobilier. Spécialisé dans la vente de brasseries. « J’en ai vendu deux grosses, des près des gares. Sans compter les bistrots. » Mais il a bu. « Dans la bistrotaille, on boit. L’alcool m’a eu. Mais j’ai encore de quoi. Et puis, j’ai une fiancée. J’ai rendez-vous avec elle demain. » Un pensionnaire du foyer a entendu cette dernière phrase : « Elle est comment, ta fiancée ? » articule-t-il sur le ton du doute. Pour toute réponse, un silence hautain et décourageant. « Je ne parle qu’aux personnes distinguées », lâche l’ancien courtier en brasseries. Une femme fait halte à notre hauteur et lui jette un regard sans aménité. Monsieur Rigal, la mine soudain fermée, me glisse un mystérieux « c’est la Russe », puis il se lève brusquement, emporte sa chaise qu’il tient comme un bouclier (ou comme une arme ?) et gagne l’autre bout du hall. La babouchka dodeline de la tête et me prend à témoin, mouillant les r et prononçant les i presque comme des u. « Artistes ! Ici artistes ! » Puis, devant mon incompréhension, elle précise : « Ici cinéma ! Cinéma gratuit ! Artistes ! » 

* Tous les noms sont fictifs.

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