La pointe du môle de Mergellina : d’un côté c’est tout un décor de yachts, une allée de châteaux dans l’eau avec leur pont-levis, entourés d’un fossé. Ils sont amarrés dans l’étang paisible avec leurs cordes brillantes, leurs chaînes d’argent reliées aux ancres, leurs hublots de cristal. De l’autre côté, s’étend l’enrochement de blocs de pierre blancs entassés en forme de digue pour protéger la richesse de l’assaut des vagues soulevées par le vent habituel, agitateur d’émeutes, le libeccio du Sud. De toute sa fureur, avec la cavalerie des lames projetant des poignées de sel jusque sur la colline, il ne déplace ni ne trouble de la moindre oscillation le verre de vin sur la table des yachts.

Par dépit, le libeccio hurle dans les haubans et les drapeaux panaméens des châteaux sur l’eau sa force de Sud, de déserts et de bols vides, de puits à sec et de maigres Bédouins : « Je vous attends dehors, au large ! » Mais les messieurs et les dames à l’abri de la digue, les cordes d’amarrage bien tendues autour de la bitte, stables et doucement bercés par les vaguelettes qui rident l’étang de la baie, sourient à l’effort des lames. « Quel gâchis », dit la plus sage, « laisse-le se défouler », lui dit l’autre en costume d’amiral, le peuple ébouriffé par un mauvais vent est une foule ingénue de vagues allant s’écraser sur la jetée alors que le vent subversif qui les agite reste toujours indemne.

C’est ainsi qu’un garçon imaginait les propos tenus à l’intérieur des demeures flottantes à l’ancre, tandis que de tout le front du golfe avançaient les lignes des vagues. Il est seul au bout du quai, pendant qu’elles chargent à coups de bélier, tapent contre les blocs de pierre blancs et se fracassent en répandant partout leur écume. Le garçon sait que la mer est blanche, c’est sa vraie couleur quand elle s’ouvre et se brise sous une proue ou dans le vent, comme la tramontane qui écorche la crête des vagues. Les messieurs et les dames attendent la fin de l’émeute, que la mer retrouve sa couleur bleue, couchée sous les chevaux à moteur, les voiles gonflées.

Le garçon va sur le môle lorsque la mer est blanche. Pour lui, le libeccio c’est Masaniello, il entraîne un peuple de vagues qui n’a pas peur des gendarmes blancs en rang, tout un morceau de calcaire taillé en brise-lames. Que la volonté du vent soit faite, l’été et le calme plat sont finis, c’est le temps des eaux agitées, les proues tapent dans le golfe, la mer est une pente où se hissent et s’abaissent les échines des bateaux. Les pêcheurs gardent leurs barques au sec, les yachts offrent avec dédain leur poupe à la tempête. Le ciel est bas et lourd, ceux qui ne restent pas chez eux sont bossus dans la rue. Le garçon essaie de tenir droit, mais il penche un peu contre le vent.

Le libeccio sur le môle de Mergellina est un appel pour lui qui cherche le point où la ville sort de ses gonds, où le gouvernement des hommes s’éboule sur la vie tout entière. En montagne, c’est la neige, l’écorce de glace qui protège la terre et la sépare de nous. Là, c’est le libeccio qui gifle et frappe les balcons et les corniches, les terrasses avec leurs melons suspendus et leurs jeunes pousses de basilic. Emmitouflé dans ses vêtements, il se détache de l’arrière des rues et va à la rencontre du vent sur la première ligne du môle. Il tourne ainsi le dos à la ville et elle n’est plus là, elle cesse tout entière, pas un bruit venant d’elle, la plus célèbre pour son vacarme. Le vacarme, c’est le tonnerre des eaux, le remous de la vague qui recule et se cabre avant de s’abattre, qui se soulève le plus haut possible avec le vent qui la pousse, l’entraîne, la dépasse et fait le bruit du monde sans nous.

Un garçon pouvait descendre à Mergellina, traverser la rue et aller sur le quai face à la force pure de la marée en effervescence. L’énergie marine chargeait comme un troupeau, les cornes baissées, la ligne de défense des terres émergées. Les flots comprimés grondaient, lançant des seaux de tempête par-dessus les blocs de pierre, un garçon pouvait faire semblant de se trouver aux côtés de -Manuel et d’être un mousse à bord du livre -Capitaines courageux.

Seul face aux tempêtes, un garçon rêve de devenir matelot. C’est la même chose avec le feu, l’incendie incite à s’imaginer habillé en pompier. À l’heure impétueuse du libeccio, la pointe du môle de -Mergellina était un cap Horn, vagues--baleines et fouet de sel. Le garçon sentait monter un renvoi de cris retenus dans sa gorge, étouffés au fond de ses sommeils. Ils remontaient à la surface de sa respiration et lui pouvait répondre au libeccio par un cri sourd, sans voyelles et sans écoute, un cri de « h » muet, unique lettre rebelle de l’alphabet, sans aucun son. Là, il en avait un, c’était un hurlement arraché aux os, il passait le serpentin de l’épine dorsale jusqu’au crâne, ouvrait grand la bouche les bras ouverts. À la pointe du môle de Mergellina, là où une étroite rotonde encercle un petit phare, un garçon était une proue de rien, chaud de ses cris qui répondaient aux coups des vagues. Il devenait enroué et quand il s’arrêtait, il avait respiré la mer, et ses poumons étaient devenus des branchies.

Il n’y avait pas d’amoureux sur le bord de mer, ni d’athlètes au trot agile, on ne voyait pas le moindre déchet abandonné sur la jetée. Elle était nettoyée au balai de fer, dégagée de toute empreinte. Les rafales apportaient un oxygène vierge, qui n’était encore passé dans aucune respiration, ne s’était fourré dans aucune hémoglobine, qui donnait à la tête et aux pieds la certitude d’être loin. C’est comme la neige pour les prisonniers, la nuit pour les aveugles.

Dans le golfe, les pétroliers attendaient au mouillage d’être vidés. Le porte-avions de la Sixième flotte laissait son pont dégagé, c’était une rue vide, commencée et finie sans suite. Vus de terre, les bateaux ont une solitude d’églises. L’appel rebelle du libeccio entrait dans la tête du garçon jusqu’à la dure-mère de son cerveau : c’est ainsi qu’on peut se déraciner comme un pied de brocolis et aller se faire cuire ailleurs.

Il faut s’être trouvé dans le libeccio pour arriver à s’arracher d’un endroit sans rien laisser derrière soi. Il fallait rester sur la pointe du môle de Mergellina, sel dans la gorge, dos à la ville, bras ouverts et vides comme un cerf-volant, mais sans la ficelle. Un garçon a besoin d’être trempé jusqu’aux os, de n’avoir rien de sec en lui. Peu de jeunes ont eu la chance d’avoir la pointe d’un môle pour se former au dépaysement. Ils se sont débrouillés avec d’autres substances, ils se sont désespérés avec plus de solitude. Tant que le garçon était sur le bord en enfilade du libeccio, il ne pouvait tomber. Cet équilibre lui a permis d’apprendre ensuite à marcher sur la crête effilée des sommets des montagnes, une jambe à droite et une à gauche des abîmes. À cheval sur une corniche de neige compactée par le vent, il a salué le môle des flots. Une fois adulte, il est parvenu à en chevaucher une, à rester en selle sur le blanc qui est leur vérité.

Quelque part, le garçon est devenu un homme, et un soir il a faim – il s’agit bien de faim et pas d’appétit – et il est normal qu’il la connaisse à temps et non pas sur le tard. Bref, un soir d’estomac et de conscience vides, il pense à l’endroit d’où il s’est détaché. Il se souvient du môle, de son libeccio, avec un regret de conscience et de faim, qui peuvent être la même chose et se trouver au même endroit. Et il referait tout depuis le début. Et puis il entrerait dans le bistrot qui se trouve à l’intérieur du petit marché de la Torretta et il s’assiérait pour mordre dans un petit pain creux, rempli de brocolis. 

 

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