À Naples, le sentiment du sacré a jailli du sous-sol, il n’est pas descendu du ciel. Il n’est pas venu la nuit sur les terrasses en contemplant des comètes, des éclipses, des constellations, mais en respirant le gaz des champs ardents, phlégréens, en écoutant le grondement de la terre secouée, en regardant la descente à flots du feu viscéral du volcan. Le sacré de ce Sud affleure à la surface comme la Solfatare qui émet du soufre vert.

C’est ce qu’ont appris les générations qui ont vu pleuvoir la cendre, qui l’ont balayée des toits, des balcons et l’ont jetée à la mer. Ici, le sacré est sacré non pas parce qu’il laisse évaporer de l’encens sur les autels, mais parce qu’il cuit lentement comme une bolognaise. « Peppèa » est le verbe du dialecte qui imite les petits tressautements du couvercle sur la sauce. Le sacré ici c’est « peppèa ».

Quel espoir avait les jacobins locaux de 1799, ces glorieuses têtes d’une république insouciante qui croyait pouvoir abolir Dieu et ses saints par décret ? Ainsi, il y a deux cents ans, le peuple les a abattus et fait cuire dans la rue. Chez nous, le sacré a su être cruel. Abolir les saints ? Non, le peuple ne peut pas se passer d’eux, de ses meilleurs employés, toujours en service, guichets ouverts jour et nuit, où l’on va demander n’importe quoi. Troisi et son compère libèrent au pied du saint le gaz souterrain des prières, le sous-sol humain qui a besoin de miracle comme une mesure minimum d’urgence. En échange, le jour de la fête des saints, pour les remercier, nous tirons contre le ciel toute une artillerie pyrotechnique de coups de canon : à blanc bien sûr, mais en visant bien contre.

Au sommet de tous les saints à Naples il y a lui, saint Janvier du sang. Si Naples est une « ville des sangs », une « ir haddammìn » comme on peut le lire dans les histoires saintes à propos de Ninive et de Jérusalem, c’est à lui qu’on le doit. Si Naples a droit à ce rang redoutable, c’est à cause de sa relique grumelée qui, plusieurs fois par an, doit se produire dans le passe-passe miraculeux de la liquéfaction : le saint sang qui s’attendrit comme du chocolat sous un ciel de cris de femmes dans une église, se relâche sous leur sueur de térébenthine, seul solvant convenant au miracle. Lui, saint -Janvier du sang, contracté en  « Sangennà » dans la sténographie du dialecte, est la fertilité du sacré au milieu du golfe, la menstruation du ciel qui doit couler et donner de la puissance aux femmes, au sol, à la mer, au jus rouge des tomates et des poissons dont est faite la soupe de notre propre sang.

Le sang est notre sous-sol. Il préside au sacré et donc à ses plus âpres invectives : « Mannaggia’ o sango’ e chi t’è… », maudit soit le sang de celui dont tu es (vivant ou mort) ; « puozzittosàgo », puisses-tu jeter du sang. C’est là que puise la colère, au gisement d’artères et de veines à gaspiller, à verser par terre.

La griffe féminine sur le saint intervient dans le patient prodige du sang qui se liquéfie. L’injonction des cris des femmes le force à obéir, à reproduire à nouveau l’événement réalisé une fois par générosité, inconscient de s’enchaîner à un déluge de représentations périodiques. Devant ces femmes, ses farouches prêtresses, Janvier répond par son grumeau, par son dernier reste, au besoin infini de demander qu’a un peuple. Puis, dans la ronde finale des baisers, le verre de la relique s’embuait du souffle des bouches qui s’y posaient. La providence mélangeait ainsi les maladies et renforçait l’immunité d’un peuple fertile et décimé par les épidémies, qui a offert à la terre le plus haut taux national d’enfance enterrée. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !